Les réverbères : arts vivants

Le King on Stage : créer au-dessus des toits

Cette saison, dans le cadre d’un partenariat, la Pépinière produira des reportages sur les créations programmées au Théâtre Saint-Gervais afin de documenter les méthodes de travail des artistes.

Au Saint-Gervais, on crée – ça n’arrête pas. Perchée sous les combes, la salle du 7e étage accueille ce jour-là la Cie En Déroute, pour un projet scénique porté par Jean-Louis Johannides. Plongée dans la conception d’Un jeune homme trop gros, entre méditation, technique et rock’n’roll.

D’Elvis, je connais ce que tout le monde connaît : le King, les vestes blanches et dorées, le succès fulgurant, l’Amérique de carte postale, Love me Tender & Co. Ça aurait pu faire pas mal – et pourtant, c’était bien peu en débarquant au 7e étage du Saint-Gervais. Je connaissais les informations essentielles : j’allais rencontrer la Cie En Déroute pour parler de leur projet, Un jeune homme trop gros, adapté du roman du Belge Eugène Savitzkaya (publié chez Minuit en 1978) et jouée au Saint-Gervais du 10 au 20 mars. Ce roman, justement, parle d’Elvis.

Je suis arrivée en plein débat technique : ça causait sono, amplis, éclairage. Moi, j’arrivais avec mon café et mon carnet de notes. En face, plusieurs types entre 40 et 55 ans (à la louche, je ne suis pas douée pour les âges) débattaient sec. Leurs nom et fonction, je les apprendrai plus tard. Bonjour bonjour, installe-toi, fais comme chez toi, t’aurais pas des oreillettes pour bosser cette scène ? Des bribes de conversation attrapées au vol tandis que, sur le plateau presque vide, un radiateur électrique attendait (éteint, depuis que la chaudière avait redémarré) à côté du trio ampli-lutrin-chaise.

Bulle d’écoute

Très vite, je me suis sentie happé par l’étrange énergie qui animait le groupe : je ne comprenais rien aux discussions (elles impliquaient trop de termes qui m’étaient inconnus), mais je les sentais portés par cette petite étincelle de folie qui saisit quand quelque chose est en train de se passer. À plusieurs, la Cie En Déroute composait l’imaginaire sonore et visuel de la pièce à venir, Un jeune homme trop gros : une scène assez épurée pour laisser place au texte, à la musique et aux bruitages. La scénographie est assurée par Benoît Renaudin, l’espace graphique par Olivier Estoppey, la lumière par Luc Gendroz. « J’aimerais créer une bulle d’écoute », m’a expliqué Jean-Louis Johannides (il avait dans la voix la douceur de celui qui rêve encore son projet, un côté enfantin et déterminé qui précède les grandes entreprises). « Il y aura des chaises pour le public, mais aussi des matelas ou des poufs. On pourra se coucher dessus et simplement écouter en fermant les yeux, si on ne veut pas regarder la scène. » Ses mots décrivaient quelque chose de flottant, d’aérien comme cette matinée d’hiver au-dessus des toits, perchée au dernier étage du Saint-Gervais. Et puis, soudain, on se tourne vers moi : Bon, on va faire un filage du début. Ça te dit ? Bien sûr que ça me disait.

Flotter au-dessus des toits, des notes, des mots

C’est le début de la pièce. Sur scène, ils sont deux : Jean-Louis Johannides, qui va porter le texte d’Eugène Savitzkaya, et Vincent Hänni, le guitariste de The Young God et qui n’en est pas à son coup d’essai au théâtre, puisqu’il a notamment composé pour Fabrice Melquiot ou Maya Bösch. Ensemble, ils vont dialoguer – car, si le texte de Un jeune homme trop gros peut être porté par une voix unique (et donc, être considéré comme un monologue), c’est un véritable échange qui a lieu dans cette adaptation.

De quoi parle ce texte ? D’une enfance, dans une petite ville des USA. D’un garçon, d’un enfant – d’un être qui n’est pas encore « Le King » et dont le texte tait l’identité (du moins, dans la partie que j’ai entendue). Il y a les journées poussiéreuses de l’été, les petits boulots dans les poulaillers, les rencontres et les amitiés, les premières amours, les plongeons dans les étangs… la collection d’ours en peluche et encore mille autres détails que j’ai oubliés. La voix de Jean-Luc Johannides s’approprie lentement les mots, jouant sur les débits et la rugosité de la voix. Construit en deux temporalités, le texte alterne parties au futur (programmatiques du destin de l’enfant) et au présent ; la voix, comme la musique, doivent faire sentir ces changements. Mais comment faire ? Vincent Hänni travaille ses boucles, joue-enregistre-rejoue-par-dessus, afin de saisir le moment crucial d’une accélération, d’une retenue… Depuis le fond de la salle, les deux compères sont accompagnés par la présence enthousiaste et calme de Thierry Simonot, qui gère de sa table de mixage l’univers sonore liant texte et notes. Rajouter un bruit d’eau quand le texte s’arrête en évoquant les étangs ?… des caquètements de poules à l’arrivée du poulailler ?… peut-être, peut-être, c’est encore en train de se coudre. Jouer, rejouer, reprendre cent fois le même texte, les mêmes phrases – c’est comme fabriquer une tapisserie qui ne se défait que pour mieux s’agencer à nouveau… on se trompe, on éclate de rire. On flotte au-dessus des toits, des notes, des mots, pour mieux les faire siens. En n’oubliant pas qu’ils restent autres.

Qui aurait cru que dire la vie du King serait si poétique ?

Vivement la suite.

Magali Bossi

Retrouvez cet article sur le blog du Théâtre Saint-Gervais.

Infos pratiques :

Un jeune homme trop gros, de Eugène Savitzkaya, adapté par la Cie En Déroute, du 10 au 20 mars 2022 au Théâtre Saint-Gervais.

Proposition scénique de : Jean-Louis Johannides

Avec Jean-Louis Johannides et Vincent Hänni

Photo : libre de droits

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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