Les réverbères : arts vivants

Le Père ou la dérive de la mémoire

Comment figurer la dégénérescence d’un homme et de sa mémoire sur la scène d’un théâtre ? C’est le pari que tente – et réussit – Pietro Musillo, en mettant en scène Le Père de Florian Zeller au Théâtre Alchimic, jusqu’au 6 février.

André a 80 ans et perd petit à petit sa mémoire et ses repères. Sa fille Anne n’en peut plus. L’installer chez elle n’a pas suffi, et il croit encore qu’il vit dans son propre appartement. Dans sa tête, tout se mélange : les lieux, les personnes, les souvenirs, la perception de ce qui l’entoure… Mais qu’on ne lui parle pas d’institution spécialisée ! André est persuadé d’avoir encore toute sa tête et veut rester indépendant ! C’est à la chute de cet homme que l’on assiste pendant un peu plus d’une heure, dans un spectacle loin d’être dénué d’humour.

Figurer la dérive

Le Père, c’est d’abord un texte, ciselé dans les moindres détails par Florian Zeller. Pas étonnant qu’il ait obtenu le Molière de la meilleure pièce en 2014, puis deux Oscars en 2021 pour l’adaptation cinématographique. Les scènes s’enchaînent et certaines répliques se répètent, comme la perte de la montre d’André, qui ne sait jamais où elle est et est certain qu’on la lui a volée. Subtilement, le texte figure la perte de la mémoire d’André et son besoin, parfois inconscient, de répéter les choses pour se sécuriser et s’assurer qu’il retient bien ce qu’on lui dit. Ce qui donne lieu à des moments cocasses, à l’humour grinçant, où le vieil homme peut se montrer à la fois charmant – notamment avec Laura (Lola Gregori), la nouvelle infirmière – ou absolument détestable, vexé qu’on le prenne pour un enfant ou un vieux gâteux. Anne en fera d’ailleurs souvent les frais et, avec elle, son compagnon Pierre. Mais là où le texte devient particulièrement fort, c’est dans son inclusion des spectateur·trice·s. À plusieurs reprises, il nous faut du temps pour comprendre où l’on est, si ce que dit André découle du délitement de ses souvenirs ou si l’on a simplement manqué une information. Ainsi, nous nous sentons comme cet homme, avec cette impression de tout suivre, mais d’être en décalage et de ne pas comprendre. Comme si on devenait « fou », selon l’expression consacrée…

Cet effet tient d’ailleurs en grande partie au choix des acteur·trice·s. Ainsi, le rôle d’Anne est principalement joué par Céline Goormaghtigh, mais par moments, c’est Alexandra Tiedemann qui l’endosse. Il en va de même pour Pierre, incarné par Pietro Musillo, mais remplacé dans certaines scènes par Antony Mettler. Tout s’éclaircira à la fin du spectacle, quand on comprendra qui sont les personnages joués par Alexandra Tiedemann et Antony Mettler. Et quand nous prenons enfin conscience de la réalité, il en va de même pour André. Après l’effritement progressif, ce sera l’effondrement final pour lui. Et ces différentes étapes sont brillamment montrées par le comédien Armen Godel, impressionnant de sincérité dans son rôle. Tout est maîtrisé dans les moindres détails : de sa façon de s’exprimer, de répéter deux fois les mêmes phrases par moments, de s’énerver quand cela est nécessaire, tout en se montrant vulnérable à d’autres… Sa gestuelle aussi est travaillée avec une extrême précision, et les tremblements de ses mains s’accélèrent quand il perd le contrôle. Tout est ainsi construit pour que les spectateur·trice·s assistent au délitement, à la fois intérieur et extérieur, d’André.

Et que dire du décor ? Une simple moquette, quelques meubles : des chaises, une table, un guéridon, un fauteuil… Petit à petit, alors que l’esprit d’André file inlassablement vers sa perte, on a l’impression que l’espace s’agrandit : du devant de la scène, on joue de plus en plus vers l’arrière ; il y a de moins en moins de meubles sur la scène, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le fauteuil d’André. Une manière de figurer sa mémoire qui se vide, jusqu’au point de non-retour et cette scène finale où l’homme, dans toute sa vulnérabilité, réclamera sa maman…

Le Père, c’est un spectacle bouleversant, une comédie tragique. Car on rit souvent, mais on n’en oublie pas d’avoir de la tendresse pour André, si touchant ; pour sa fille, qui fait tout pour le soutenir malgré les difficultés ; et même pour Pierre, qui nous apparaît d’abord un peu antipathique, mais s’avère d’une grande lucidité face à ses épreuves. Et de nous rappeler de ne jamais laisser tomber nos proches.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le Père, de Florian Zeller, du 18 janvier au 6 février 2022, puis reprise du 5 au 17 décembre 2023 au Théâtre Alchimic.

Mise en scène : Pietro Musillo

Avec Armen Godel, Céline Goormaghtigh, Lola Gregori, Antony Mettler, Pietro Musillo et Alexandra Tiedemann

https://alchimic.ch/le-pere-2/

Photos : © Isabelle Meister

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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