Le banc : cinéma

Le Piège aux Migrant·e·s

Une famille syrienne est otage d’un no-man’s land aux frontières de l’UE, entre Pologne et Biélorussie, en 2021. Film choc, Green Border est un plaidoyer pour en finir avec la « forteresse Europe ».

L’opus s’ouvre sur une douce vue aérienne par drone d’une forêt tandis que l’image passe lentement au noir-blanc. « Octobre 2021. Chapitre 1 : La Famille », lit-on à l’écran. La caméra passe lentement d’un membre à l’autre de la famille syrienne assise dans la carlingue d’un avion. Un bébé pleure avant de téter goulument au sein de sa mère. Le temps est au soulagement, le père ayant été torturé et fouetté par Daech en Syrie et la mère ne laissant derrière elle que son foyer en ruines.

« Passer par la Biélorussie est une bénédiction », glisse la mère syrienne à une passagère afghane qui est aussi du voyage. Le soulagement sera de courte durée tant la suite se révélera d’une noirceur crépusculaire se jouant en grande partie dans la mâchoire impitoyable d’une langue de terre frontière, forestière et marécageuse, inhospitalière et quasi-inhumaine. Elle sépare la Pologne alors sous gouvernement conservateur d’extrême-droite de la Biélorussie totalitaire d’Alexander Loukachenko.

Enfer boisé

Fiction ambiguë et chorale à base documentaire tournée en 24 jours, Green Border arpente la plus ancienne forêt d’Europe gardée alors par 21’000 militaires et policiers polonais traquant impitoyablement les réfugié·e·s tentant de pénétrer sur son territoire, au mépris du droit international.

En 2024, la Pologne achève un mur infranchissable à cette frontière. Green Border, de la cinéaste vétérane polonaise exilée en France, Agnieszka Holland (Europa Europa, 1990, L’Ombre des Staline, 2019) est un film coup de poing immersif, malaisant et manichéen. Le spectre des camps de concentration et une déshumanisation insoutenable s’affichent au cœur des intrigues croisées. En témoignent ces réfugié·e·s cerné·e·s par deux rangées de barbelés avant d’être renvoyé·e·s en Biélorussie, dénonciation d’une Afghane par un agriculteur, thermos empli de verre pilé jeté à un infortuné assoiffé… les scènes chocs ne manquent pas.

Polyphonie narrative

Bien que s’entrecroisant et se rejoignant sur un mode original par les destins croisés de nouveaux nés polonais et syriens, les pistes ou fils scénaristiques peuvent diluer l’attention. Les points de vue et angles d’approche sont démultipliés et ramifiés. On suit notamment un jeune garde-frontière polonais en crise de conscience ne supportant plus les horreurs auxquelles il est contraint. Son épouse donne la vie. Ce qui l’amènera à sauver la vie à ce qu’il reste de la famille syrienne.

Ce film docu-fiction oscille entre cruauté et soulagement. Il se révèle convaincant sur le fond, mais ambigu sur sa forme hésitante entre mélodrame, film du réel, et thriller survivaliste avec possible clin d’œil à Hitchcock quand une moissonneuse batteuse semble menacer la famille syrienne réfugiée dans un champ de maïs. La scène semble réactiver alors le souvenir de l’épisode iconique de l’avion épandeur puis prédateur dans La Mort aux trousses. Pour mémoire, la réalisatrice a déjà tourné entre autres Europa Europa évoquant la Shoah dont l’ombre portée des crimes contre l’humanité les plus profonds comme l’Holocauste hantent Green Border.

Le choix du noir-blanc ramène aussi aux tragédies du siècle dernier. Le film s’achève sur les images de l’accueil ouvert des exilé·e·s d’Ukraine dans le sillage de l’invasion russe de février 2022. Les Ukrainien·ne·s furent deux millions à trouver refuge en territoire polonais d’où sont impitoyablement rejetées les personnes venant d’Afrique, de Syrie, du Kurdistan ou d’Irak.

L’un des derniers plans dévoile ce qu’il reste de la famille syrienne attendant le van de la délivrance, assise sur un trottoir. Le drapeau étoilé de l’Europe s’affichant en fond de mur décati a valeur de symbole dans un film surlignant parfois les situations.

Dans cette volonté didactique de tout montrer et dire et ce filmage façon reportage de guerre avec caméra portée à l’épaule, l’on est avec Green Border fort éloigné de l’art à la fois du non-dit et de la suggestion cher au réalisateur polonais Paweł Pawlikowski (Ida, Cold War). Les films de ce dernier, à l’esthétique raffinée, jouent sur le champ de profondeur des noirs et toute une gamme de gris. Son noir-blanc rapatrie quelque chose des splendeurs d’épiphanie des maîtres que sont Tarkovski, Bresson, Dreyer, voire Alain Cavalier. Dans Ida, sa manière de saisir la forêt hantée d’une petite musique tchekhovienne prompte à traduire les correspondances secrètes entre les êtres et leurs situations est ainsi aux antipodes du filmage dramatisant voulu au cœur de l’action de Green Border.

Héroïsme tranquille

Dans son dernier tour d’horloge, le film suit un groupe de soutien aux migrant·e·s. Ce chapitre peut paraître long, mais c’est le temps est nécessaire pour montrer l’absolu dévouement des volontaires à préserver la vie à tout prix. Au péril d’arrestations, violences et étau administratif. Deux jeunes femmes et un homme apportent ainsi leur aide clandestinement à des personnes qui n’ont ni vivres, eau, sac de survie et produits d’hygiène à disposition. Plus de 300 mourront ainsi dans le lit glacé de cette forêt devenue piège.

L’équipe bien organisée et motivée trouvera un sanctuaire chez une psychologue d’âge mûr. Vivant seule près de la forêt, cette femme trouvera un sens à sa vie en sauvant du froid et de la faim un groupe de très jeunes ressortissants d’Afrique noire francophone qui fraterniseront avec une famille autour de la musique hip hop. Surréaliste ? C’est tout l’art parfois spielbergien d’alterner la détresse la plus absolue avec des scènes de fraternisation ou de veille plus apaisées.

Manipulation cynique

À la racine de cette tragédie, se tient une manipulation cynique, cruelle et inhumaine fomentée par l’autocrate dirigeant la Biélorussie depuis 1994, Alexandre Loukachenko. En juillet 2021, il a orchestré l’arrivée de réfugié·e·s du Moyen-Orient et d’Afrique à Minsk par avion. Il les a ensuite dirigé·e·s vers la frontière polonaise de l’UE, facilitant leur entrée avec des visas touristiques facilement obtenus moyennant paiement.

Cette manœuvre visait à exercer une pression sur l’Union européenne pour qu’elle assouplisse les sanctions imposées à la Biélorussie après les élections contestées et largement frauduleuses d’août 2020 et la répression violente des protestations populaires. On se souvient de l’exil précipité du Prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch harcelée par la police et confrontée à des menaces physiques de la part du gouvernement bélarusse.

En Pologne, cette hausse des arrivées de réfugié·e·s dans la région forestière frontalière a suscité l’ire, notamment au sein de groupes populistes d’extrême droite. Ils ont vu dans cette crise une opportunité de propager leur rhétorique xénophobe et d’intensifier leur influence. C’est le cas du gouvernement ultraconservateur de l’époque dont on retrouve les possibles échos de la rhétorique anti-migrant.es dans le discours d’un cadre des gardes-frontières réifiant des êtres humains en détresse fuyant guerres et tortures que d’autres gardes-frontières qualifient de « basanés » à des « balles » envoyées contre la Pologne par la Biélorussie.

Mur de la honte ?

Donald Tusk, chef de file de la coalition des forces pro-européennes et actuel Premier ministre polonais après huit ans de gouvernement populiste-nationaliste ne semble pas avoir nettement infléchi cette position. Bien au contraire, son gouvernement semble proche des positions populistes nationalistes refusant toute augmentation du nombre de migrant·e·s en Pologne.

Mais la menace a été redéfinie depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Le mur d’acier est achevé côté UE entre la Pologne et son voisin bélarusse alors que « la Biélorussie se prépare à la guerre » comme l’a déclaré Alexandre Loukachenko, le 2 avril dernier. De plus, la frontière entre Ukraine et Biélorussie mobilise quelques 120’000 soldats ukrainiens. Ils pourraient être bien plus utiles sur d’autres fronts alors que les troupes russes accentuent leur pression.

Aux migrant·e·s en perdition se heurtant à des barbelés dans Green Border a succédé la menace d’une attaque de son territoire par les forces russes et bélarusses que ne cesse d’agiter Donald Tusk, « justifiant » ce mur réputé infranchissable et déclarant le 2 mars dernier que « L’Europe est entrée dans l’ère de l’avant-guerre. »

Bertrand Tappolet

Référence :

Green Border, réalisé par Agnieszka Holland, Pologne, 2023.

Avec Jalal Altawil, Maja Ostaszewska, Behi Djanati Ataï et Mohamad Al Rashi

Photos : ©DR

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