Autoportrait : Divers dires vrais
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Pauline Ruegg qui prend la plume. Elle nous livre un autoportrait dans lequel elle se raconte, au fil des mots. Bonne lecture !
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Divers dires vrais
ALIMENTATION
- Choix incompréhensible pour ma famille qui a dû se faire à l’idée, mais qui aime aborder le sujet régulièrement. « Allons Pauline tu ne veux pas encore une part de gâteau au chocolat ? Mais tu adores ça pourtant…il n’y a pas de viande dedans tu sais, hein ?»
- Prétexte à questions pour les gens curieux qui en fin de compte ne veulent pas réellement entendre ce que je pourrais dire sur le sujet. « Ah bon mais comment tu fais ? (*ne me laisse pas le temps de répondre*) Parce que franchement Moi Je ne pourrais pas, car Moi Je n’aime pas les légumes et même que Moi Je…et que dans Ma famille… ».
- Historique : À dix-sept ans, je me rends compte qu’il n’y a pas de différence entre les animaux domestiques (chat, chien) et les animaux dits d’élevage (vache, cochon, poulet). Je ne mange pas les premiers mais leur donne de l’amour, autant faire de même avec les seconds.
BIOLOGIE
« La méiose est donc composée de trois phases : une interphase, une méiose I et une méiose II qui permettent la formation de deux paires de chromosomes…bon…c’est bien beau tout ça. Mais, avant un tel processus, il y a d’abord des rencontres. Et c’est là toute la magie ».
Silence dans la classe. Le professeur de biologie sort un livre bordeaux de son sac et entame la lecture à voix haute. Dans les grandes lignes : une rencontre entre deux personnes dans des circonstances improbables. Les deux tombent amoureux. On croirait la scène tout droit tirée d’un film.
« C’est une histoire vraie. Bonne journée à tous ».
La sonnerie retentit et la classe se vide bruyamment. Je passe devant le bureau et observe attentivement le livre en question. Je pensais que mon père était Dieu – Paul Auster.
« Merci Monsieur, au revoir. »
À la fin de la journée, je me rends dans la librairie la plus proche et fais l’acquisition de l’ouvrage à la couverture bordeaux.
N’étant pas spécialement douée en biologie, ni même intéressée par la matière, je constate que le souvenir de ces lectures (car il y en a eu bien d’autres) est plus saillant dans ma mémoire que n’importe quel propos scientifique tenu lors de ce cours. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’apprentissage de la biologie a le potentiel de donner goût à la lecture plutôt qu’à l’étude de la méiose.
CROCHET = CAPITAINE
HORLOGE
Nous en possédons tous une à l’intérieur. Elle avance à un rythme qui nous est propre. Parfois, il arrive que l’on rencontre une personne dont l’horloge semble s’accorder à la nôtre. Nous nous retrouvons ensemble sur le même fuseau horaire – et cela peut durer ainsi longtemps. Mais il arrive aussi qu’avec le temps, l’un ou l’autre des individus se désaccorde avec son compagnon d’horloge. L’écart se creuse. Les événements nous ralentissent ou nous accélèrent vis-à-vis de l’autre. La vie nous fait avancer à des rythmes différents. Arrive alors ce jour où l’on constate que l’écart est trop grand et que, pour le restreindre, il faudrait dérégler l’autre, ou se dérégler soi-même.
MUSÉE
Longues journées. Regarder l’heure. Déambuler à travers l’exposition, sans cesse. Observer les œuvres. Observer les gens. Piétiner.
Mains dans le dos : OK.
Groupes : Vigilance.
Groupes bruyants : Vigilance redoublée.
Enfants (bruyants ou non) : Immense vigilance.
Constante vigilance. Fatigue. Présence active mais passive. Présence discrète. Silence.
Silence brisé : « Bonjour, excusez-moi mais, pour des raisons de conservation, je vous demande de ne pas toucher les œuvres, merci et bonne visite ».
Synonyme : Patience.
PORTE
Singulier : Celle de la voiture aura laissé son empreinte sur mon pouce, peut-être pour toujours.
Pluriel (de l’anglais) : Ce groupe que tu aimes tant papa, et que tu m’as appris à aimer.
RIDICULE
Je ne veux pas partir. Pas maintenant, alors que tout se déroule à merveille pour une fois. On apprend à se connaître, à se découvrir. Les dégâts d’eaux m’obligent à rester ici, dans cet autre chez moi qui s’avère être aussi le tien. Alors on se rapproche, parce que je ne peux pas rentrer dans mon vrai chez moi. Je dois rester là avec toi et d’autres, mais surtout avec toi. Et la vie me sourit, enfin. Je me sens apaisée tant que je suis avec toi. Mais je pars une semaine, et des peurs surviennent. C’est peut-être ridicule, mais je crains que tu m’oublies. Là-bas, je pense à toi et me vient l’idée de t’écrire une carte postale.
C’est ridicule. Il va trouver ça ridicule. Il ne comprendra pas pourquoi je lui écris alors que je pourrais lui envoyer un message, comme font la plupart des gens qui ont quelque chose de concis à exprimer. D’autant plus que la carte risque d’arriver longtemps après mon retour. Auquel cas, existe-t-il toujours un intérêt à écrire ? Pour quoi faire ? Pourquoi pas ? Je vais tout gâcher. Sans doute. Mais, au fond, j’ai bien envie de lui écrire, de prendre le temps de le faire. Et peut-être que ça lui fera plaisir ? Ou qu’il me trouvera ridicule. Ou pas ? Est-il sensible aux petites attentions ?
N’étant pas un fervent adepte de la relève de ton courrier, tu n’as pas vu la carte tout de suite, ce qui a démultiplié mes doutes quant à cette démarche épistolaire. Puis, un matin, ce petit pot de fleurs trônait devant ma porte ainsi qu’un mot, logé dans la terre : « En remerciement pour la carte 🙂 ».
YEUX
De travers. Depuis toute petite. Je n’ai pas su les utiliser simultanément, alors ils sont partis de travers. De travers au quotidien, en famille, à l’école, dans le regard des autres, le regard des enfants qui ont regardé de travers mes yeux de travers. Aujourd’hui je vois droit devant, la chirurgie est passée par là. (Presque) plus de remarques. Mais l’enfance se souvient : toujours difficile de regarder autrui dans les yeux.
Pauline Ruegg
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Photo : © brisch27