Le banc : cinéma

Le silence assourdissant des disparus au Mexique

Julia cherche Ger, sa fille disparue. Comme de nombreuses mères, sœurs, filles, collègues, elle a vu sa vie brisée par la violence des gangs qui gangrènent son pays. Avec Noise – et grâce à la performance de son actrice principale –, la Mexicaine Natalia Beristáin réalise un film brut, violent et sensible à la fois.

Le sujet de Noise paraît, a priori, avoir été maintes fois rebattu : des enfants enlevés sous l’indifférence des autorités et le combat des mères pour connaître la vérité. Sauf que nous ne sommes pas sous la dictature en Argentine en 1980, mais au Mexique et aujourd’hui.

Cela fait penser à Coupures de presse, la nouvelle de Julio Cortázar, avec sa litanie de disparitions, de dépositions et d’incompréhension. Le film est lent, comme l’est souvent le cinéma latino-américain, mais expressif, car cette lenteur apporte de la profondeur au propos, comme si le temps, pris dans son entière solennité, gagnait en pesanteur. La scène du groupe de parole, avec ces mères racontant la disparition de proches et la réponse des autres, dans un même cri (« Tu n’es pas seule ») en est le parfait exemple.

« No esta sola » (Tu n’es pas seule)

Julia, artiste plasticienne, est de celles-là. Elle est ironique, c’est le privilège des désespérés. Avec Arturo, son ex-mari, elle doit identifier Ger (Gertrudis), sa fille qu’on lui annonce morte pour la troisième fois en neuf mois. Psychologue en fin de formation, Ger se destinait à travailler avec des enfants en difficulté, Elle a disparu alors qu’elle était en vacances pour fêter ça. « J’ai l’impression d’être passée sous un train, souffle Julia. J’ai mal partout ». La colère de Julia est telle qu’elle rejette la gentillesse des proches dans sa souffrance et sa fixation : savoir où est sa fille ? Enfermée dans une telle douleur qu’elle n’arrive même pas à concevoir que les autres, aussi, puissent souffrir. Son ex, son fils. Elle est une femme brisée, à tel point qu’elle parle de son activité professionnelle au passé, et regarde en boucle la vidéo des dernières images que sa fille lui a fait parvenir.

Julia est bouleversante, non pas parce qu’elle souffre (ou pas seulement) mais aussi parce qu’elle montre toute une palette de sentiments qui rendent son personnage extrêmement complexe, psychologiquement parlant. Le tout illustré par les plans larges de la réalisatrice, pleins de vide (même s’ils sont remplis de meubles… vides également) qui montrent outre ses intentions esthétiques, la solitude dans laquelle l’héroïne est jetée.

Autour de Julia, il y a un pasteur louche, une avocate complètement insensible à la douleur des autres. Et puis il y a Abril, une journaliste que Julia rencontre par l’intermédiaire du groupe de parole. Ensemble, elles vont mener l’enquête pour retrouver Ger. Une enquête qui les mènera dans le milieu interlope du trafic sexuel, de l’incurie du gouvernement qui propose de l’argent contre l’abandon des poursuites, ou encore à la police municipale corrompue qui profite de la souffrance des autres pour leur soutirer de l’argent.

« Parce que c’est vous : il se peut que le conteneur sur le bord de la route soit rempli de jolies filles. Il pourrait rester là quelques jours ou disparaître demain. »

L’histoire se déroule quand ? Peu importe, elle est intemporelle bien que la présence de smartphones[1] donne une indication.

L’approche documentariste de la réalisatrice n’empêche pas les ambitions artistiques de Natalia Beristáin. Un travail sur la composition des plans, parfois coupés verticalement en 2/3 – 1/3, sans que l’on en saisisse l’intention ; quand l’image se distord et que l’on songe être dans un film de David Lynch alors que l’on n’est, possiblement, que dans l’esprit torturé de Julia. Ou encore la musique, inexistante où, à tout le moins minimaliste, dans une économie de moyens qui crée néanmoins une ambiance pesante véritablement efficace.

Par touches, impressionnistes, la réalisatrice dévoile son propos, comme un puzzle auquel elle ajouterait une pièce, l’une après l’autre, nous révélant petit à petit le paysage qui le compose. En ce sens, la narration est subjective car le spectateur ne possède que les seuls éléments dont dispose le personnage principal (et ils sont épars).

L’ensemble est rythmé de scènes fortes : les cadavres d’immigrées que Julia va examiner dans le conteneur, par exemple, quand Julia marche dans une rue de nuit et qu’une voiture la suit pour l’intimider… ou encore la scène du contrôle d’identité (suivie de l’enlèvement d’Abril) par un gang, qui est réellement glaçante. Voilà qui explique sans doute les cris, intérieurs, de l’héroïne, le bruit strident ou encore l’absence de son pour nommer l’innommable.

Bertrand Durovray

Cette histoire n’est que le triste quotidien de la vie actuelle en Amérique latine. La guerre contre la drogue a engendré plus de 90’000 disparus au Mexique, où les enlèvements à des fins crapuleuses (rançon), de prostitution ou d’esclavagisme, sont une réalité qui nous est étrangère en Europe et sur laquelle le film pointe un doigt accusateur et sans complaisance.

Référence : Noise (Ruido), film mexicain de Natalia Beristáin. Avec Julieta Egurrola, Teresa Ruiz, Arturo Beristáin, Pedro de Tavira, Adrián Vázquez, Mariana Giménez. 2023. 1 h 35.

Photos : © DR

[1] De même que les cigarettes électroniques, les conversations par Skype ou encore l’utilisation de drones pour rechercher les disparus.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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