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Le temps d’un blanc

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Louise Glatz vous propose de monter sur scène… mais rien ne se passera comme prévu.

* * *

Le temps d’un blanc

« Un appel monte du fleuve… » Je m’arrêtai. Le blanc. Le blanc total. Pas un blanc écru ou un blanc cassé, non vraiment, je vous assure, juste un blanc. Blanc comme une page. Blanc comme une cuvette de porcelaine. Blanc de chez blanc. Ça ne m’était encore jamais arrivé. J’étais au milieu de la scène, emmailloté dans un costume ridicule à souhait, froufrous et compagnie, devant une petite cinquantaine de spectateurs, avec un blanc. Pourtant je le connaissais mon texte ! Argh ça allait me revenir. Qui est-ce qui pouvait bien appeler ? Et quel type d’appel était-ce? Un appel à l’aide ? Un appel de la forêt ? Un appel d’air ? J’entendais déjà le metteur en scène me hurler dans les oreilles « Du jamais vu, c’est vraiment le pompon, la goutte d’eau qui fait déborder le vase, enfin ! »  Je le haïssais. Je l’aurais volontiers frappé avec une pelle, ou étranglé et jeté dans le fleuve. Aucun appel ne serait remonté. Peut-être juste une petite bulle d’air qui aurait émis un léger pop en éclatant à la surface de l’eau. Comment avais-je pu oublier mon texte ?!  Cela me mettait hors de moi ! Au figuré car au propre c’était impossible, malheureusement. C’eût été sacrément pratique sinon. J’aurais pu filer en coulisses récupérer mon texte, celui tout annoté, tout chiffonné, mais ô combien précieux, en laissant mon corps dans son costume ridicule au milieu de la scène. Juste le temps de retrouver les mots qui m’échappaient. Trois petits tours et puis s’en revient.

Je n’osais pas regarder le public. Ils devaient sûrement tous se demander pourquoi je restais là, figé, la bouche grande ouverte à happer l’air, ou peut-être pensaient-ils que cela faisait partie de la pièce. Que c’était un geste théâtral d’une extrême audace. En même temps, si les auteurs arrêtaient  un peu d’inventer des phrases sans queue ni tête, ça nous faciliterait la tâche à tous. C’est vrai, je veux dire, il aurait été beaucoup plus logique que l’appel descende du fleuve, bercé par le mouvement de l’eau, ricochant sur les pierres et terminant sa course par un superbe plongeon piqué dans la mer. Pourquoi se fatiguerait-il à nager à contre-courant dans l’unique but de donner un peu de relief à cette pièce qui était, soit dit en passant, un véritable navet. Et je n’étais pas le seul à le penser. Après seulement dix minutes de jeu, j’avais déjà entendu une bonne vingtaine de bâillements dans la salle. Et la femme du troisième rang, celle avec le joli pull rouge, s’était endormie sur l’épaule de son voisin. Derrière elle, un homme sans cheveux et sans gêne, cela ne va pas toujours de pair, avait fait lever toute la rangée pour sortir répondre à un appel – il n’avait visiblement pas eu la patience d’attendre qu’il monte du fleuve. La mienne, d’ailleurs, ma patience, arrivait à bout. Les mots ne faisaient pas mine de revenir et de grosses gouttes de sueur prenaient forme sur mon front. Je savais bien que le ridicule ne tuait pas, pourtant j’étais mort de honte. Je voulais juste m’arrêter, dire aux gens de rentrer chez eux, d’aller boire un verre et plus si affinités, d’oublier la pièce, d’oublier mon blanc, de passer une meilleure soirée quoi !

Un appel monte du fleuve, mais les gens sont partis, la salle est vide et il continue de sonner inlassablement, jusqu’à qu’un crapaud irrité par le bruit le happe. Et voilà, d’appel il n’y a plus.

Louise Glatz

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : ©383961

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