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L’énigme de la chambre 622 : le poncif meurtrier

Le printemps 2020 n’a pas seulement été marqué par le confinement. Il a aussi été traversé de sorties littéraires, certaines si fulgurantes qu’elles passaient inaperçues. Exception dans ce décor, un poids-lourd du polar helvétique : L’Énigme de la chambre 622 de Joël Dicker.

Avant même sa sortie, L’Énigme de la chambre 622 était sur toutes les lèvres. On supputait sur l’intrigue, on l’attendait avidement. Il faut dire que le confinement était propice au polar : quoi de mieux qu’un huis-clos torturé, un meurtre bien sanglant pour nous changer de notre quotidien morose ? D’autant plus que certaines chaînes rediffusaient l’adaptation-série de La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. Le climat était donc on ne peut plus favorable. Enfin, la sortie attendue – et le livre était là.

Intrigue à tiroirs

Plantons d’abord le décor. Nous sommes au début de l’été 2018. À Genève, l’écrivain mondialement connu, Joël Dicker (ici narrateur de sa propre histoire), s’apprête à passer deux semaines difficiles : il vient de se faire larguer par une femme qu’il aimait (la douce Sloane) ; son éditeur et mentor (Bernard de Fallois) est mort en janvier ; et sa secrétaire (Denise) s’apprête à partir en vacances. Maternelle, elle lui laisse des vivres dans le frigo, ainsi qu’une bonne quantité de conseils pour se remettre de sa rupture et reprendre la plume. Mais Joël n’arrive à rien. Lassé, il quitte Genève. Direction Verbier et son somptueux palace, niché dans les Alpes suisses. Voilà ce qu’il lui faut pour se reposer.

« Le samedi 23 juin 2018, à l’aube, je mis ma valise dans le coffre de ma voiture et je pris la route de Verbier. Le soleil émergeait au-dessus de l’horizon, baignant les rues désertes du centre-ville de Genève d’un puissant halo orangé. Je traversai le pont du Mont-Blanc avant de longer les quais fleuris jusqu’au quartier des Nations-Unies, puis je rejoignis l’autoroute, en direction du Valais. » (p. 23)

Hélas ! C’est sans compter une voisine de chambre envahissante, la très sexy-et-rentre-dedans Scarlett Leonas, qui s’avère subjuguée par l’aura de celui que tout le monde nomme l’écrivain. Un mystère les réunit : elle occupe la chambre 623 et lui, la 621bis. Mais où est passée la 622 ? L’explication toute faite que leur livre le concierge n’est pas pour les convaincre. Ni une, ni deux, ils décident de fouiner. De fil en aiguille, ils mettent au jour une sombre affaire… Joël et Scarlett forment donc le premier tiroir de L’Énigme de la chambre 622 : leur temporalité est celle du présent, où Scarlett admire Joël et où Joël égraine pour elle les souvenirs à la fois profonds et insignifiants qu’il conserve de son éditeur.

S’ajoute un deuxième tiroir, entrouvert bien des années auparavant, qui a pour cadre le palace de Verbier : le dimanche 16 décembre, lors du Grand Week-end organisé par la prestigieuse banque Ebezner (la plus réputée des banques privées de Genève), un homme est retrouvé assassiné dans la chambre 622. Ce tiroir, que Joël et Scarlett ouvrent au fur et à mesure de leur enquête, cache des secrets bien gardés, sur fond de guerre froide, d’espionnage et de secrets bancaires. Au cœur de l’affaire : Macaire Ebezner, héritier de la banque ; Lev Levovitch, son collègue direct, aussi charmant que doué ; et Anastasia Ebezner, la femme de Macaire, héritière d’une noblesse déchue, sous la coupe d’une mère qui veut sauvegarder les apparences d’un faste enfui. Pour corser l’affaire, disons que les deux derniers sont amants… et que le premier n’en sait rien. Ce trio est complété par un quatrième larron, également banquier : Sinior Tarnogol, tout droit venu de l’Est et lié avec Macaire par un pacte mystérieux. Pour corser le tout, Macaire, qui s’attendait à hériter de la direction de la banque, est déçu dans ses attentes ; son principal rival dans cette succession sera… Levovitch. C’est dans ce deuxième tiroir que le crime a lieu. Le mobile du meurtre, quant à lui, plonge ses racines dans un troisième tiroir : celui du passé de Macaire, Lev et Anastasia, entre enfance et jeunesse plus ou moins dorée, ambitions personnelles et amours contrariées. Enfin, le tableau ne serait pas complet si on ne remontait pas les racines du mobile jusqu’au bout… pour tomber dans un quatrième tiroir contenant la graine de l’intrigue – le pourquoi-du-comment de l’assassinat du 16 décembre. Ce tiroir, c’est celui du passé du père de Lev Levovitch.

Quatre tiroirs – quatre fils narratifs – quatre temporalités : un seul meurtre. L’Énigme de la chambre 622 les ouvre successivement, dans l’ordre ou le désordre, pour présenter un lent puzzle désordonné, qui prend peu à peu sens.

« Au sixième étage, les portes de l’ascenseur de service s’ouvrirent. Un employé de l’hôtel apparut avec un plateau de petit-déjeuner et se dirigea vers la chambre 622. En y arrivant, il se rendit compte que la porte était entrouverte. De la lumière filtrait par l’interstice. Il s’annonça mais n’obtint aucune réponse. Il prit finalement la liberté d’entrer, supposant que la porte avec été ouverte à son intention. Ce qu’il découvrit lui arracha un hurlement. » (p. 384)

De l’art du poncif ?

Résumé ainsi, L’Énigme de la chambre 622 ressemble à bien des polars – et c’est, d’ailleurs, un des reproches qui peut lui être fait : si le fin mot de l’histoire s’avère original (il intervient réellement dans les 100 ou 150 dernières pages), Joël Dicker surfe sur des recettes connues et re-connues. D’autres l’ont fait avant lui, c’est vrai… faut-il donc le blâmer ? Sûrement pas : je suis partisane de la relecture des clichés. Seulement…

… seulement, il y a un gros « mais ».

Dans cette intrigue à tiroirs, qui court quand même sur 569 pages, on se surprend à bailler. Après le rythme haletant de Harry Quebert (conçu à la manière d’une série télévisée), il semble que L’Énigme de la chambre 622, tout comme Le Livre des Baltimore, tire en longueur. On m’avait prévenue : « tu verras, il faut s’accrocher, ça décolle vraiment à 200 ou 300 pages de la fin ». Mais, jusque-là, le temps est long. Ce n’est pas tant l’agencement des quatre tiroirs entre eux qui est à déplorer – non. C’est plutôt la pertinence même de l’un d’entre eux qui a gêné ma lecture.

Que dire, en effet, du premier tiroir (Joël et Scarlett), qui constitue une bonne partie du roman ? S’il sert à justifier, l’existence de toute l’intrigue par une pirouette finale assez attendue (du genre de celle qu’utilise, entre autres, le film Le Magnifique avec Jean-Paul Belmondo…), ce tiroir m’a semblé d’une platitude plutôt décevante. Tout d’abord, Joël Dicker s’y décrit lui-même comme l’écrivain (surnom qui fait évidemment écho à sa notoriété réelle et évoque, dans le même temps, Marcus Goldman, le héros de Harry Quebert), celui que tout le monde admire, que tout le monde connaît – que tout le monde lit. Celui qui est hanté par la mort de son éditeur. Celui qui reçoit toute l’attention de la belle Scarlett, laquelle n’hésite pas à se mettre en quatre pour lui dégotter des indices sur la chambre 622. Celui qui est couvé par sa secrétaire Denise. Celui qui est abandonné par Sloane. Au fur et à mesure de ma lecture, une question m’est venue en tête, témoignant d’abord d’une simple curiosité – puis d’un agacement latent : quel est l’intérêt, pour un.e. auteur.trice, de se mettre lui / elle-même en scène de cette manière dans son intrigue ?

Question de goûts et de couleurs, me rétorquera-t-on. Peut-être. Cependant, le Joël de papier rend peu justice au Joël réel et se révèle, au fil des pages, relativement agaçant. Achète-t-on un livre de fiction pour entendre parler de la notoriété de son auteur ou de ses états d’âme – quand bien même on reconnaît les bienfaits de l’autofiction (dans laquelle, par exemple, Nathalie Sarraute excelle) ; quand bien même on fait la part des choses dans le triangle auteur-personnage-narrateur, en sachant que ces entités ne sont pas équivalentes (le procès de Zola et de Madame Bovary le prouve) ? Est-ce du second degré… ou non ? L’énigme demeure entière. Ce n’est pas tant que Dicker opte pour la mise en scène d’un écrivain qui dérange ; mais plutôt le fait que cet écrivain, ce soit lui. Un personnage purement fictif aurait, à mon avis, permis de lever une ambiguïté gênante : Dicker est-il vraiment sérieux quand il parle ainsi de lui-même ? Le discours qu’il tient sur son éditeur lasse tout autant, à la longue : si, dans les premières pages, il permet de se familiariser avec l’état d’esprit de Joël, l’hommage répété sombre bientôt dans l’élégie idéalisée. Au niveau de l’économie du roman (je ne parle pas ici de la reconstruction personnelle lors du processus de deuil – mais de l’intrigue pure), à quoi sert la mention de Bernard de Fallois ? À peu de choses, semble-t-il.

Enfin, dernier point à relever qui rend à mes yeux ce premier tiroir non pertinent (point qui rejaillit également sur les autres tiroirs) : la stéréotypie des personnages. Comme dans La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert, Joël Dicker met en scène un écrivain (lui-même, dans ce cas précis) sur le mode de « l’artiste torturé et solitaire, à la recherche d’inspiration ». Un poncif du genre, que Baudelaire & Cie n’auraient pas renié au XIXe siècle. L’écrivain est-il donc réduit à être cet homme (cet homme, être masculin), enfermé dans la tour d’ivoire de son bureau, qui a besoin d’une bonne rupture pour créer et d’un public pour s’instituer ? Tout ça me semble un peu facile. À cela s’ajoute, en regard, les personnages féminins qui gravitent autour de lui et qui, semble-t-il, n’ont pour seule préoccupation que son bien-être et pour seule vocation l’admiration : la secrétaire dévouée, la voisine de chambre subjuguée… d’accord ! J’oublie l’ex idéalisée qui, elle, n’est plus là. Au niveau des autres tiroirs, même Anastasia, sa mère et sa sœur, tombent dans le cliché : l’oie blanche qui se débat dans un mariage où elle n’est pas heureuse et peine à prendre en main son destin ; la mère-marâtre tout droit sortie d’un méchant conte de fée ; la sœur, archétype de l’épouse se réalisant uniquement à travers le bonheur de son mari… et je ne parle pas, en sus, de Arma, la femme de ménage follement amoureuse de Macaire, prête à se transformer en cygne pour lui. Tout ça fait quand même beaucoup.

À l’heure de #metoo, désolée de surfer sur les tendances, mais je m’attendais à plus subtil.

To read or not to read ?

Ce jugement paraîtra peut-être dur – mais c’est le mien et j’espère avoir amené assez d’eau à mon moulin pour étayer mon avis. À noter que la prédiction qu’on m’avait faite s’est totalement vérifiée : c’est, en effet, dans les 200 dernières pages que l’histoire décolle vraiment et laisse haletant, sans pour autant gommer ses zones problématiques. Au final, j’ai lu L’Énigme de la chambre 622 avec plaisir – un plaisir particulier, néanmoins, celui que laissent les livres qui chiffonnent et énervent, tout en tenant en haleine.

Alors, si vous ne l’avez pas encore lu, foncez et faites-vous votre propre idée !

Magali Bossi

Référence : Joël Dicker, L’Énigme de la chambre 622, Paris, Éditions de Fallois, 2020, 569p.

Photo : ©Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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