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L’entêtant parfum des Roses fauves

« – Un roman n’est pas un mensonge, puisqu’il ne se présente pas comme la vérité, même s’il s’en donne les apparences. Il peut pourtant contenir plus de réalité qu’un témoignage, permettre de toucher à l’intime, de dire ce qui ne saurait être dit autrement. » (p. 67)

Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de roses, de contes de fées, d’amour, de mort – et d’écriture.

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 « Des cœurs battent dans la chambre de Lola Cam. Des cœurs de femmes mortes. Le premier est de satin bleu, c’est celui de sa mère. […] La blancheur de lin du quatrième cœur est ligotée par une tige de rose dessinée à l’aiguille. Lola ne sait rien de la femme qui l’a brodé et c’est celui qu’elle préfère. Petite, elle le volait pour le renifler, il est rêche et elle lui a toujours trouvé un parfum familier. Un parfum d’enfance et de jardin. » (p. 13-14)

Roses, contes, amour, mort, écriture – ces thèmes sont ceux qui s’agitent sous la couverture blanche du dernier roman de Carole Martinez : Les roses fauves, publié chez Gallimard en juin 2020. L’histoire, complexe, se tisse sur différents niveaux, comme une broderie mêlant histoire familiale, merveilleux, romance contemporaine et réflexion sur l’acte de création. Les roses fauves ressemble à ces poupées russes délicates, qui s’emboîtent parfaitement les unes dans les autres… ou à ces roses anglaises, dont les pétales foisonnants cachent en couches successives le cœur parfumé.

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« Alors que j’écris installée sur la table en Formica, une grosse mouche bleue a décidé de me tenir compagnie. […] J’ai beau l’abattre à coups de tapette, la pousser dehors, elle renaît, revient, s’obstine, me nargue, me prend pour un morceau de viande avariée. Pour avoir la paix, j’accepte ma défaite, je cesse de me débattre, je la laisse se glisser par je ne sais quelle fente dans le conte que j’écris et je l’observe tandis qu’elle se transforme. » (p. 276)

À un premier niveau, Carole Martinez met d’abord en scène une quête personnelle – la sienne. Celle qui, en 2009, l’a emmenée de Paris à Trébuailles, en Haute-Bretagne, à la recherche de Barbe-Bleue. Son idée ? S’enfermer dans un petit chalet, au fond d’un parc, et écrire un nouveau roman. Derrière, elle laisse enfants et mari, avec tous les aléas que la distance réserve à ceux qui s’aiment. Cette première strate est donc celle, d’abord bien tangible, de la narratrice qui reconstruit après coup une expérience vécue. Réfléchissant à la manière dont le réel s’imbrique dans l’imaginaire, elle se remémore les lieux, les discours, les visages – s’efforçant de trouver, au hasard des livres et des photos, matière à un roman.

C’est dans cette strate que Carole Martinez va faire une rencontre. Celle de Lola Cam, la postière boiteuse du village. Est-elle réelle, cette Lola d’abord si secrète ? Sort-elle de l’imagination de l’autrice, être de papier né de vieilles cartes postales, d’emballages de chocolat, de bouteille de calva et de bouquet de roses… ? Difficile à dire, tant Lola, avec sa jambe folle et son jardin bien entretenu, commence à entrer dans la vie de Carole Martinez. Entre rencontre réelle et rêverie née de la solitude, le mystère demeure.

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« Cette escale dans ma vie m’avait troublée. L’histoire de Lola était à la fois trop belle pour que je ne m’en empare pas et trop proche pour devenir aussitôt matière à fable. J’ai laissé reposer les mots, les morts, les roses, les cœurs des mères, j’ai refermé la grande armoire de noces. Oui, j’ai tout caché derrière un rideau de ronces, j’ai endormi Lola, je l’ai enterrée au fond de mes tiroirs, mais son histoire n’a pas cessé de me hanter. » (p. 24-25)

Que Lola existe ou pas, elle se laisse peu à peu apprivoiser par Carole Martinez. Pour cette autrice devenue son amie, Lola entrouvre la porte de sa grande armoire de noces, héritage familial qui renferme plusieurs générations de secrets. Dans ce grand meuble qui sent l’enfance, la tragédie et les roses, Carole Martinez découvre des cœurs en tissu, cousus avec soin. Chacun renferme les secrets de femmes qui ne sont plus – les aïeules de Lola. Toutes, sentant la mort approcher, ont couché leur vie sur des morceaux de papier, avant de les sceller à jamais et de les confier à l’une de leurs filles. Pour ne pas déranger les mortes, on n’y touche pas. Jamais.

Mais ce jamais-là n’a que peu d’impact dans les contes. Flairant le filon, l’autrice presse Lola d’ouvrir un de ces cœurs défendus. Ce sera celui d’Inès Dolores, l’arrière-grand-mère de Lola. Et le début d’une plongée dans un passé marqué par une étrange malédiction, depuis que Lucia, la mère d’Inès, a aimé un mort…

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« Quand Lucia, ma mère, était passée sur la route des années plus tôt dans sa robe à paillettes et qu’elle était entrée dans le jardin de l’ébéniste demander un peu d’eau, sans se douter qu’elle n’en sortirait plus, elle venait de faire l’amour avec un jeune homme sans nom qui agonisait sur le bord du chemin comme un chien. Un beau garçon aux yeux bleu pâle et au délicieux parfum de roses, un jeune anarchiste blessé par la guardía civil et qu’on avait oublié là tout souffrant dans un buisson d’épines. Presque un enfant. » (p. 78)

S’ouvre alors un deuxième niveau : le récit d’Inès Dolores, femme étrange née en Espagne et élevée dans un jardin, libre comme les ronces, amoureuse comme les roses, qui toute son existence a collectionné les amants sans parvenir à se fixer et les filles nées de son sang, sans parvenir à les aimer. Comme sa mère Lucia, Inès connaîtra un premier amour marqué par la mort, que la Faucheuse emportera sitôt l’acte charnel accompli. Ou peut-être même avant.

Ce récit, qu’écrit Inès devenu vieille, c’est celui que l’autrice déchiffre et traduit pour son amie Lola, qui ne parle pas espagnol. Il va exercer sur elles une fascination telle qu’il s’imbrique peu à peu dans leur présent. Car comment, sinon par l’écho mystérieux d’un passé maudit, expliquer les changements qui vont dès lors frapper Lola ? De timide, la postière devient séductrice, à mesure que des roses voraces, tout droit échappées des pages rédigées par son ancêtre, envahissent son jardin et ensorcellent les hommes… Ni le Bois dormant, ni la Belle et la Bête des contes ne sont bien loin.

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« Soufflée par cette rencontre, Lola ne remarque pas d’abord que l’inconnu tient un casque doré à longue crinière à la main et qu’il porte un uniforme de cuirassier de la guerre de 14. Elle se souvient juste qu’elle est nue et se contente de rentrer les épaules et de cacher autant que possible ses seins et son sexe en enroulant ses longs bras autour de son corps si fin et en ouvrant ses mains comme des éventails. » (p. 208)

À ces deux fils principaux s’en ajoutent d’autres, inexplicablement intriqués. Celui, tout d’abord, de la rencontre de Lola avec l’acteur W.D.H., grande vedette venue tourner en Bretagne un film sur la Première Guerre mondiale. Au premier regard, c’est le coup de foudre : Lola se sent prête, comme ses aïeules, à connaître le grand amour. Sur le plateau, W.D.H. incarne le personnage de Pierre, un jardinier épris de roses et amoureux de Marie, qu’il laisse derrière lui pour aller se battre dans les tranchées. C’est un acteur passionné qui, pour incarner les rôles qu’on lui confie, est prêt à effacer sa propre personnalité. Dès lors, où s’arrête Pierre, où commence W.D.H. ? Et Lola, est-elle une autre Marie… ?

Carole Martinez, en jouant avec ces personnages à qui elle donne des vies multiples, noue et dénoue une étrange tapisserie de destins croisés – comme autant de réminiscences oubliées, aussi insaisissables que le parfum des roses. Dans ce monde où l’onirique et la mort ne sont jamais loin, la matière du réel vacille devant le romanesque… à moins que ce soit l’inverse.

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« Ma valise est grande ouverte sur le lit. Mes trois mois de solitude sont écoulés. Je jette un dernier regard à ce chalet où j’ai vécu en recluse. J’ai abandonné Barbe-Bleue en route, mais ce lieu m’a inspiré un roman que je finirai un jour, c’est sûr. Le bouquet de roses, qui était là à mon arrivée, a bruni et séché. Nelly m’en a cueilli un autre tout frais à rapporter chez moi. Je le jetterai à la gare. Je n’ai jamais trop aimé les roses. » (p. 346)

Les roses fauves n’est pas un roman qui s’analyse. C’est un roman qui se vit. Qui entête, pique et séduit – comme les roses. Un roman dont on ressort avec plus de questions que de réponses.

Mais, après tout, la beauté des roses se passe bien d’explication.

Magali Bossi

Référence : Carole Martinez, Les roses fauves, Paris, Gallimard, 2020, 347p.

Photo : © pixel2013

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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