Les réverbères : arts vivants

Les damné·e·s du Congo minier

Justice, l’opéra documentaire monté par Milo Rau, plonge au cœur des ténèbres congolaises. Il aborde poétiquement et lyriquement une tragédie minière due à la multinationale Glencore. Et demande justice pour ses victimes. Salutaire.

Le Grand Théâtre de Genève (GTG) présente Justice, une commande engageante et engagée confiée au metteur en scène Milo Rau, au compositeur Hèctor Parra et au librettiste Fiston Mwanza Mujila. Inspirée d’un tragique incident survenu à Kabwe, en République Démocratique du Congo (RDC), l’œuvre explore les violences de la réalité contemporaine en mêlant la scène lyrique à une trame dramatique ancrée dans le passé congolais. Structuré en un prologue et cinq actes, l’opéra débute sur l’inauguration d’une école par une multinationale impliquée dans un drame survenu cinq ans plus tôt. La production plonge le spectateur dans un drame âpre partagé entre impuissance, révolte et culpabilité. Après sa mozartienne Clémence de Titus en forme de critique d’un art fruit d’une élite asservissant les classes populaires et sous filmage pandémique au Grand Théâtre (2021), l’ex-journaliste bernois Milo Rau retrouve des réalités africaines qu’il interroge depuis longtemps – Compassion. L’histoire de la mitraillette, Le Tribunal du Congo et Hate Radio.

Le livret de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila s’inspire librement des témoignages des victimes notamment, offrant une perspective humaniste sur les souffrances coloniales et néocoloniales économiques qui sont un pillage des matières premières avec la complicité d’un État corrompu. De fait, cette création embrasse une réalité transhistorique complexe. Du souverain belge génocidaire Léopold II aux 10 millions de morts et disparus de 1885 et 1908 ou le tiers de la population du pays, à la libéralisation d’un marché minier après la tyrannie de Mobutu. Coup d’envoi à la prolifération de prédateurs multiples venus de Suisse et de Chine. Au final, cette question lancinante fouette les esprits : « Que feront-ils / Lorsqu’il n’y aura plus de minerais ? » Quand on sait qu’aucun site minier africain n’a été dépollué, le propos laisse songeur.

Leurs vies, notre cobalt

L’incident tragique de 2019 ? Un camion bourré d’acide sulfurique – indispensable pour traiter les minerais de cobalt avec 70% des ressources mondiales en RDC et de cuivre – percute un minibus. Bilan : 21 morts et sept blessés graves, brûlés voire empoisonnés par l’acide. En cause, une filiale de la multinationale suisse Glencore, Mutanda Mining. De ce drame de l’extractivisme et authentique carnage industriel et environnemental, Justice dévoile dès l’entame les insoutenables images vidéo d’archives. Les corps des victimes gisent au pied de la carcasse du camion renversé, certains dissous par l’acide, d’autres les jambes arrachées. « L’acide coulait petit à petit, petit à petit / Pendant la nuit, il a commencé à pleuvoir / L’acide a commencé à se répandre partout », témoigne une survivante sur scène, Pauline Lau Solo, dans une forme de récitatif.

Pour mémoire, le cobalt notamment est un matériau clé de nos smartphones – pas du tout smart pour l’environnement –, véhicules électriques, mais aussi pour l’ensemble de la transition énergétique, digitale et écologique. Particulièrement énergivore et vorace en métaux et terres rares ainsi que délétère sur la santé des populations des zones minières, cette transition ainsi que nos modes de vie semblent entièrement à revoir.

Densité

La mise en scène de Milo Rau s’appuie sur des vidéos documentaires tournées dans la région du Katanga, offrant une immersion viscérale. Baigné d’une lumière vaporeuse rappelant le sfumato (ou estompage des contours) et le clair-obscur de toiles de Maîtres (de Vinci, Vermeer, Raphaël, Titien, de La Tour…), Le décor, imaginé par le scénographe Anton Lukas, reprend des éléments réels du drame, dont le fameux camion retourné reproduit à l’échelle 1:1, renforçant l’impact émotionnel. Les images muettes des victimes sont projetées sur un immense écran, replongeant le public dans la dévastation de l’accident. La création musicale d’Hèctor Parra  se compose notamment de séquences rythmiques répétitives, sortes de clusters,  ainsi que de crescendos et descentes rythmiques pour traduire désarroi et tourment. Elle impressionne dans ses phases tutoyant le requiem et par le recours à un instrumentarium varié alliant Afrique et Europe.

Les voix féminines et aiguës, imprégnées des cultures luba et Luanda notamment, portent des tableaux poignants. Mais la partition sophistiquée, trop dense, sinueuse façon palimpseste d’influences et traversées de ruptures rythmiques finit par épuiser en ses crêtes parfois stridentes. Elle peut faire parfois  regretter les lignes groove funky du guitariste congolais Kojack Kossakamvwe placé en bord de scène et dont la musique accueille le public. L’artiste semble autant inspiré par Eric Clapton, le blues rock que la rumba made in RDC et la world de la légende congolaise Papa Wemba pour laquelle il a joué. Cette trop rare légèreté dans le tragique de vies enténébrées infuse une touche bienvenue à une création des plus sombres.

Beaux rôles

En contre-ténor, Serge Kakudji convainc par sa ductilité vocale dans le rôle du Garçon qui a perdu ses jambes refusant les chiches et mesquines indemnités compensatoires proposées par la multinationale. Soit de 250 dollars, pour un enfant tué et 1000 dans le cas d’un adulte.  Comme une supplique ou une prière inexaucée, les interprètes s’agenouillent avec insistance en front de scène, leurs figures se confondant avec des archétypes. Ainsi la mère dévastée est hantée par la perte de son enfant, dont les yeux coulaient de noir poison minier – la poignante et insurgée soprano française Axelle Fanyo. On suit aussi le couple directorial de la société minière aux idéaux utopistes rêvant d’écoles pour former les élites de demain tout en demeurant aveugle à la réalité qui les entourent. Tenus par Peter Tantsits et Idunnu Münch aux voix tramées d’harmoniques, voici les rôles de philanthropes les plus ambigus et malaisants de l’œuvre car pétris de paradoxes et contradictions.

Belle surprise au détour d’une protagoniste semblant encore tissée de fils d’enfance, la chauffeuse du camion, seule personne réellement jugée dans ce  sinistre fait divers. Le rôle est transfiguré par la mezzosoprano serbe riche en nuances Katarina Bradić, fort à l’aise dans le baroque et le contemporain sous ivresse feinte. Lorsque l’un des habitants du village déclare en substance qu’être victime est son destin, on le croit sans peine. Cela dans un pays qui compte près de 7 millions de morts depuis 1996. Sous plusieurs guerres civiles et conflits avec ses puissants voisins (Ouganda et Rwanda). Dans l’indifférence générale et l’oubli de la communauté internationale. Les nôtres aussi.

Effets de réel

Le chœur du GTG, sobre et retenu, quoique réduit dans ses déplacements à des entrées et sorties en masse, ainsi que l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Titus Engel, contribuent à l’intensité variable de la réalisation. Les solistes, dont Axelle Fanyo, Lauren Michelle (l’avocate) et Katarina Bradić, livrent des performances brillantes, exprimant la complexité des personnages confrontés à la tragédie. Certaines scènes restent énigmatiques voire redondantes. En témoigne cette fillette faisant voler un drone télécommandé. Et le fait, contestable, de filmer  au plateau certains éléments organiques et gore de la scène de crime originelle : jambe factice coupée et squelette bavant ses entrailles. En gros plans noir-blanc sur fond de nuit.

Autres effets de réel, les vues allégoriques des étals du marché de Kabwe avec têtes de bétail coupées et entrailles. Elles sont d’abord passées au fil d’un tableau vidéo couleur, style nature morte. Avant une vue d’ensemble en noir blanc du marché avec les mêmes têtes sur les étals. La partition chantée évoque alors cette « place du marché » qui « ensoleillait nos vies ». De là à ce que l’intégration de l’image vidéo comme onction du réel apparait parfois pléonastique voire illustrative du livret, pourquoi pas au fond.

Du Rwanda au Congo

Faisant épisodiquement songer à la pièce de théâtre néo-documentaire mêlant témoignage direct, conférence et cantate, Rwanda 94 du Groupov de Jacques Delcuvellerie évoquant en 2000 le génocide aux Pays des Mille Collines et autre supposée Suisse de l’Afrique, l’opéra Justice s’inscrit dans la même veine d’une réparation symbolique. Mais pas seulement. L’équipe artistique a en effet lancé une opération de crowdfunding en partenariat avec des ONG et des avocats congolais et suisses pour venir en aide aux victimes de Kabwe.

Au cœur de la démarche artistique engagée de Justice, palpite donc une demande de justice et de responsabilisation face aux atteintes aux droits humains et écocides perpétrés par les multinationales occidentales et leurs sous-traitants, notamment en Afrique. « Qui s’aventure dans le champ documentaire prend une grave responsabilité, très différente de celle ordinairement portée par l’artiste. L’auteur porte ici une responsabilité aussi envers d’autres : ceux qu’il évoque, dépeint, interroge, dans la situation donnée qu’il explore », avançait le metteur scène belge Jacques Delcuvellerie[1]. Cette responsabilité, Milo Rau déjà connu pour son film Le Tribunal du Congo et une partie de son équipe qui ont séjourné sur place en RDC, l’assument. Et c’est l’un des mérites de cette production unique dans l’histoire opératique.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Justice, opéra de Hèctor Parra, au Grand Théâtre de Genève, du 22 au 28 janvier 2023.

Direction musicale Titus Engel
Mise en scène Milo Rau
Scénographie Anton Lukas
Costumes Cedric Mpaka
Lumières Jürgen Kolb
Vidéos Moritz von Dungern
Dramaturgie Clara Pons
Dramaturgie Giacomo Bisordi
Direction des chœurs Mark Biggins

Le Directeur Peter Tantsits
Femme du Directeur Idunnu Münch
Chauffard Katarina Bradić
Prêtre Willard White
Jeune Prêtre Simon Shibambu
Jeune homme Serge Kakudji
Avocate Lauren Michelle
Mère Axelle Fanyo
Librettiste Fiston Mwanza Mujila
Survivant Joseph Kumbela

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
avec la participation de Kojack Kossakamvwe

Photos : ©Carole Parodi

[1] Cité in: Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir).Un art documentaire, PUF, 2017

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *