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Les Mal-Aimés #1 : Sans blague

Parfois, il arrive qu’une de nos rédactrices fasse un détour du côté d’un genre d’écriture particulier : la fanfiction – ou, l’écriture inspirée d’œuvres (romanesques, cinématographiques, télévisuelles…) qui l’ont marquée. Aujourd’hui, incursion dans l’univers foisonnant de J.R.R. Tolkien, pour ce premier volet d’une série intitulée Les Mal-Aimés. Accrochez-vous : direction l’origine de la Terre du Milieu… et de Sauron le maléfique !

*

Sans blague

L’Ennemi manque encore d’une chose qui lui donnerait la force
et la connaissance nécessaire pour abattre toute résistance, briser
les dernières défenses et recouvrir toutes les terres de secondes
ténèbres. Il lui manque l’Anneau Unique.
La Communauté de l’Anneau.

An 3021 du Troisième Âge, 25 mars.

Sans blague. Quand on y réfléchit, tout ça, c’est arrivé uniquement parce que tu ne prends pas soin de tes affaires.

Et pourtant, ne te l’ai-je pas dit cent et cent autres fois ? Oh, bien sûr, j’aurais pu insister davantage – mais ne suis-je pas omniscient ? Je savais bien que ça ne servirait à rien. Avant de descendre sur Arda, les Ainur étaient les êtres les plus ordonnés qui aient jamais foulé les Salles Intemporelles. Ils écoutaient mes conseils, ils babillaient gaiement, ils suivaient sans moufter les 27 stades de développement cosmique que chaque Créateur prévoit pour de telles entités. Ils rangeaient consciencieusement leur coffre à jouets après s’être amusés, ne laissaient jamais traîner un biscuit, ne se mettaient pas leurs doigts dans leur nez et, si par hasard un livre disparaissait d’une bibliothèque, il était sitôt remis à sa place.

Paisibles étaient les jours, en ces temps où les secondes n’existaient pas encore…

Bien sûr, tu n’es pas entièrement fautif, je le reconnais. Tout ça, ça a vraiment commencé avec Melkor – ou Morgoth, comme il s’est fait appeler. Je n’ai jamais compris cette manie de changer de nom quand on veut s’émanciper de l’influence de son Créateur. Ça a sans doute à voir avec l’adolescence, le complexe d’Œdipe et la pulsion de mort, mais passons. Melkor… celui-là… je n’ai jamais vu un Ainur si indiscipliné ! Déjà gamin, j’aurais dû m’interroger. Et que je te mets des plots en bois partout, et que je te balance ma purée, et que je te pique des crises de colère absolument innommables… j’aurais dû m’en douter. Mais que veux-tu ? Il avait son libre arbitre et toi le tien, et tu l’as suivi de ton plein gré.

Qu’est-ce que je pouvais espérer de toi, alors que tu t’étais choisi un maître pareil ?

Et puis, Morgoth est tombé et tu as pris sa suite : normal, diras-tu, est-ce qu’on laisse le moulin sans meunier ? Tu avais ta moisson d’Hommes à faucher, ta récolte d’Elfes à corrompre, et cette envie de pouvoir qui te labourait l’âme comme tant d’autres avant toi. Mais tu n’as jamais été très soigneux. Qu’as-tu donc réussi à faire ? Ah ! D’accord, tu as échappé au jugement des Valar en te réfugiant en Mordor. Soit. Tu as plutôt bien choisi, je dois dire : de hautes montagnes pour garder tes frontières, des plaines assez vastes pour bâtir tes projets… très bien, très bien. La première partie de ton règne s’est plutôt bien passée. Armées ordonnées, soldats aux aguets, capitaines aguerris – vraiment très bien pensé. Après, ça s’est un peu gâté et c’est devenu franchement le gros désordre, avec ces Orques qui se reproduisaient un peu partout, ces Gobelins qui ne nettoyaient rien derrière eux… Heureusement, tu avais Barad-dûr ! Ah, de la belle architecture, ça, fallait le reconnaître – bon, un peu trop sombre à mon goût, mais fonctionnelle et efficace. Comme ton esprit.

Et puis… et puis tu as voulu façonner des Anneaux de pouvoir – et là, tout s’est emballé.

Tu as séduit les Elfes d’Eregion qui te les ont forgés. Très habile de ta part ! Tu y as mis ta griffe, en travaillant avec eux sur les anneaux destinés aux Nains et aux Hommes… mais pourquoi, pourquoi n’as-tu pas insisté pour t’occuper aussi des Trois Anneaux Elfiques ? Tu les aurais mis dans ta poche et tout aurait été tellement plus simple pour toi. D’ailleurs, je me suis toujours demandé : pourquoi des anneaux ? Un anneau, ça se met et ça s’enlève comme de rien. On l’enfile le matin en se réveillant, puis on l’ôte pour faire la vaisselle, s’entraîner à l’épée, prendre un bain ou que sais-je encore ? De tous les artéfacts magiques, c’est sans doute celui qu’on peut perdre le plus facilement. Une boucle d’oreille aurait été plus judicieuse. Ou un appareil dentaire. Ce qui m’amène à la suite : un jour, tu as voulu faire mieux. Tu as forgé l’Anneau unique. Un pour les gouverner tous, un pour les trouver – et tout le tremblement. D’accord, d’a-ccord.

En y réfléchissant bien, peut-être que tu aurais mieux fait de rester couché, ce jour-là.

Et ça a donné quoi ? Tu as voulu récupérer tes Anneaux de pouvoir (ben oui, après tout, ils étaient à toi)… alors qu’honnêtement, si tu les avais juste bien rangés dans leur boîte sans les distribuer à tout-va, ça t’aurait épargné pas mal de soucis. Ah, j’oubliais l’amour du pouvoir… bref. Tu as donc mis la main sur les Sept et les Neuf, en trucidant au passage le forgeron Celebrimbor – et les Trois Anneaux Elfiques t’ont échappé. Classique. Tu as déjà lu un conte où ça se passe bien pour le Grand Méchant Loup ? À part si l’auteur est franchement misanthrope, pathologiquement amoureux des loups ou carrément psychopathe, ça n’arrive JAMAIS.

Bref. L’Eregion a été ratiboisé, les Númenoréens t’ont passé la chaîne au cou, tu leur as mangé dans la main un temps, avant de cracher dans leur soupe. Très classe, comme attitude. Et après ? Submersion de Númenor et tutti quanti : une de ces journées harassantes de Créateur où on se dit que finalement, ça aurait peut-être été plus simple de ne rien tenter depuis le début et de laisser le Grand Univers à son état cacophonique de soupe primordiale, au lieu de pousser la chansonnette pour le créer. Ce jour-là, tu m’as donné trop de travail pour défaire ce qui avait été fait et j’étais vraiment de mauvais poil.

Et tu ne t’es pas arrêté là, oh que non ! La bataille de Dargolad, les Marais des Morts, l’Ultime-Alliance-des-Elfes-et-des-Hommes… toute l’affaire, je m’en souviens encore ! Ah, tu étais beau, avec ton armure toute noire et ton anneau tout doré ! Non mais, À QUOI tu pensais ? Te balader comme ça, l’épée au clair, l’orgueil en bandoulière, avec à ton doigt TON ARME ULTIME, L’Arme-La-Plus-Puissante-De-La-Terre-Du-Milieu… mais oui !… avec des majuscules et des tirets, Monsieur, parfaitement – celle dans laquelle tu avais, comme un parfait CRÉTIN, mis la plus GRANDE PARTIE de tes pouvoirs ! Là, comme ça, simplement passée à ton doigt ! A-t-on idée d’être aussi stupide ? Franchement, si c’était moi qui avais dû enfermer mes pouvoirs dans un artefact, j’aurais choisi un truc qui ne pouvait pas tomber, être arraché ou perdu. Un plombage, par exemple, ou un pacemaker. Évidemment, il arriva ce qu’il devait arriver, comme c’est souvent le cas dans les contes, où les revirements scénaristiques les plus probables sont toujours ceux qu’on exploite le plus. Tu es tombé sur un adversaire sérieux. Eh ouais.

Un ahuri armé d’un coupe-chou, fût-il fils de roi, reste toujours un ahuri armé d’un coupe-chou – et n’en déplaise aux lignées des Hommes, je suis mortellement sérieux.

Isildur était peut-être un grand guerrier, c’était peut-être un prince de sang, et on a peut-être aujourd’hui sur le trône du Gondor un de ses lointains descendants… n’empêche… n’empêche que ce jour-là, il a eu une chance de cocu. Je te laisserai le soin de tirer tes propres conclusions sur ce que je pense de la fidélité maritale des élites régnantes ou de la transmission héréditaire des couronnes – nobles et sages sont les rois sur leur trône de pierre, et cætera, et cætera. Donc. Un ahuri armé d’un coupe-chou s’amène et parvient à se retrouver devant toi. Et toi, TOI !… au lieu de lui régler son compte rapidement, comme une mouche qu’on écraserait, PAF !… toi, non, tu as joué au grand seigneur, tu l’as combattu en te moquant de lui – car tu étais sûr, tellement sûr de pouvoir l’emporter sur un simple Humain. Sans blague. Le coupe-chou en question s’appelait Narsil et franchement, sa lame ne t’a pas loupé.

Adieu, Anneau Unique.

D’accord, d’accord, tu avais tout prévu. L’Anneau doit revenir à son maître. Si on avait été six mille cinq cent ans plus tard, j’aurais suggéré une puce GPS intégrée à la bague. Dommage que tout n’arrive à point que trop tard – sauf les steaks saignants dans les mauvais restaurants. Tu y croyais sérieusement, à ce truc de retour-à-l’envoyeur ? Depuis quand un objet perdu revient-il, TOUT SEUL COMME UN GRAND, à son possesseur ? Je sais bien qu’on ne parle pas de clefs de voiture ou de stylo fétiche, c’est un peu plus magique que ça… mais quand même, tu t’attendais franchement à ce que l’Anneau fasse toute la route depuis les Champs d’Iris jusqu’en Mordor, avec ses petites pattes ? Si c’est le cas, tu t’es lourdement trompé – et ce ne sont pas des semaines que tu as attendu, retranché dans ton domaine d’ombres.

Non, ce sont des mois, des années, des siècles.

Au final, après les plus improbables circonvolutions narratives (neufs loustics ont quand même dû mettre entre parenthèses leurs activités professionnelles, familiales, politiques et culinaires pendant plus d’une saison pour l’occasion), l’Anneau t’est revenu. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, non ? Non, bien sûr que non. Il faut toujours se méfier des coupe-choux et des ahuris princiers, et prendre garde aux types qui ont du poil aux pieds. Si les fables assurent qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi, pour le coup, c’est le plus-petit-que-toi qui t’a mis dans de beaux draps… Bon, si tu avais pris soin de tes affaires, si tu n’avais pas distribué des Anneaux de pouvoir à droite à gauche et fais le malin avec l’Unique, tout ça t’aurait été épargné.

Je ne dis pas que ta victoire m’aurait rendu heureux – ta vision du monde est un peu trop noir à mon goût. Mais quand même, tu aurais dû m’écouter, avant de vouloir jouer au grand. Sans blague.

Ainsi Eru Illúvatar, créateur d’Eä, s’adressait-il à Sauron, le Seigneur Ténébreux.

Magali Bossi

Photo : © https://www.deviantart.com/badriel/art/The-One-Ring-redo-377512122

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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