Les réverbères : arts vivants

Les vraies questions

Otomo de Manuel enchante la subculture[1] francophone depuis plus de trente ans. Son passage à la Bâtie, dans la clairière illuminée de la Villa Bernasconi, avec sa performance Keep On, Walk and Walk, Walk the Speakers[2], ajoute une touche de bonheur à l’arc-en-ciel queer qu’il propose comme image d’une société apaisée.

Faites du bruit (ou pas). Débordez de vous-même (ou pas). Portez des chaussettes roses (ou pas).  Des culottes de boxer (ou pas). Des polos Ralph Lauren (ou pas). Tatouez-vous (ou pas).  Trouez-vous le sein du cœur (ou pas). Soyez ambigu, étranges, hors cadre (ou pas). Foutez-vous à poil (ou pas). Ne suivez pas les modes. Mais ne devenez pas des haters[3] pour autant. En une phrase, soyez qui vous êtes. Car vous êtes belles et beaux ainsi.

Voici l’évangile d’Otomo De Manuel, sorte d’immense Stromae dégingandé, au bonnet rose, aux semelles compensées brillantes et aux lunettes de soleil protectrices. Et sa dernière proposition est un hymne à la tolérance comme antidote aux ornières de nos sociétés patriarcales, sexistes et racistes. C’est dire l’urgence de faire entendre cette utopie essentielle portée sur scène par trois merveilleux artistes qui se prêtent au jeu, une petite heure durant, de devenir les péripatéticien·ne·s d’un système qu’iels dénoncent.

La performance est joyeuse, positive, légère et profonde, à l’intersection de la musique expérimentale, de la poésie vivante, du slam énervé, de la danse désarticulée, du défilé de mode nudiste et d’un ring de boxe percutant. Elle prend allégrement le contre-pied d’une pensée politiquement correcte en poussant dans les cordes le Zeitgeist[4] dominant. C’est frais, déconcertant, bienvenu et d’une esthétique inouïe.

Mais de quoi tout cela parle ? Des peurs. La peur de l’abandon, la peur d’être hors-norme dans ce monde si jugeant, la peur d’être soi, en somme. Alors, comme dans un groupe de parole un tantinet exubérant, on s’échange nos ruses de sioux pour affronter ses frayeurs : se dénuder, faire de son corps une armure, porter un short de boxe, des lunettes de soleil, des talons très, très hauts et des cagoules hallucinées.

Les trois performeur·se·s sont donc sensationnel·le·s. Le poly-instrumentiste Ranga Langa, tout en retenue dans ses codes vestimentaires bourgeois, se questionne sur ses préférences politiques, philosophiques et sexuelles. « Peut-on être comme moi noir et pédé ? » demande-t-il ? Ce sont de vraies questions. Sa musique quant à elle est enivrante, ésotérique et punk. Il travaille chaque note comme chaque silence. Et il fait bon de prendre notre temps pour laisser infuser les messages sous-jacents de cet objet artistique heureusement non-identifiable.

Eléa Ha Minh Tay a une énergie aussi inépuisable que la force qui semble se dégager de ce corps qu’elle a sculpté pour marcher sur tous les terrains, ceux des hommes, des femmes… et des autres. Elle impressionne avec sa forte personnalité et sa manière de marier dans un seul corps la danse hip-hop, la culture physique, les arts martiaux et la sexualité. Une révélation.

Et finalement la tour de Babel de la singularité que représente Otomo de Manuel impressionne en chef d’orchestre faussement nonchalant. On dirait un peu le grand frère basketteur de Huggy les bons tuyaux dans Starsky et Hutch. Son long corps tatoué semble à lui seul un lieu de reconnaissance pour toutes les identités hors cadre, une caisse de résonance pour reprendre et souligner les propos de l’un ou l’autre des interprètes.

L’ensemble possède un humour qui excelle à dire l’intime, le profond et les trajectoires de ces personnalités bizarres et attachantes. S’en dégage l’espoir d’un horizon social bigarré et enrichi de nos diversités. Est-ce vers ce monde-là que l’on va ? Comment passer de la peur de différence à l’acceptation de l’autre ? Le queer est-il l’avenir ? Ce sont de vraies questions.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Keep On, Walk and Walk, Walk the Speakers, d’Otomo de Manuel, à la Villa Bernasconi, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève, du 5 au 7 septembre 2023.

Conception et mise en scène : Otomo de Manuel

Avec Eléa Ha Minh Tay, Ranga Langa et Otomo de Manuel

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

https://festival-avignon.com/fr/audiovisuel/keep-on-walk-and-walk-walk-the-speakers-otomo-de-manuel-extraits-261498

[1] Culture non officielle ou légitime, voire souterraine.

[2] Continuez, marchez et marchez, promenez les haut-parleurs

[3] Les haïsseurs, sont des personnes qui, en raison d’un conflit d’opinions ou parce qu’ils détestent quelqu’un ou quelque chose, passent leur temps à dénigrer.

[4] L’esprit du temps

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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