Les réverbères : arts vivants

L’Everest intérieur

Du 22 au 25 septembre, on se perdait en forêt… sans quitter les sièges confortables du TMG ! Avec Everest, la promenade dans les bois se transformait en parcours du combattant, pour une famille au bord de la rupture. Prenant.

Everest, c’est d’abord un texte, signé par Stéphane Jaubertie et publié aux éditions Théâtrales en 2013. C’est ensuite une mise en scène, assurée par Martial Anton et Daniel Calvo Funes, co-fondateurs de la Cie Tro-Héol. C’est aussi une troupe, celle de la douzième promotion de l’École nationale Supérieure des Arts de la Marionnette (ESNAM) et qui rassemble sur les planches Coralie Brugier, Rose Chaussavoine, Marie Herfeld, Erwann Meneret, Camille Paille et Marina Simonova. C’est, enfin et évidemment, le plus haut sommet du monde – qui culmine à pas moins de 8’848 mètres !

Mais dans Everest, les montagnes sont moins physiques que l’on croit. Elles plongent leurs racines dans les forêts profondes de nos êtres intérieures…

La morsure du serpent

Tout commence dans une forêt sombre. On n’y voit goutte… et soudain, un cri ! Le Père vient de se faire mordre par un serpent – et venimeux, en plus. Contraint à l’immobilité et au mutisme à cause du poison, il envoie la Fille en dehors de la forêt. « Il faudra pourtant que tu en sortes avant la nuit », lui dit-il. « Suis le soleil, et tu t’en sortiras. C’est tout ce que je peux te dire[1]. »

Et voici la Fille, jetée sur les sentiers. Comme Blanche-Neige perdue dans les bois, le Petit Chaperon Rouge égarée par le loup, la Belle au bois dormant prisonnière des ronces, elle se débat entre les branches. Autour d’elle, les troncs solides font paradoxalement penser à un spectacle d’ombres chinoises. Elle s’y accroche, pleure son père, tremble de peur – et réactive, du même coup, toutes les craintes de notre enfance. En sortira-t-elle ?

Enfin, les branches la libèrent. La voici chez elle, dans la cuisine familière. Le cadre de la maison est symbolisé par un gigantesque rectangle de bois brut, qui crée sur scène comme un écran sur lequel va se trouver projetée l’histoire qui va suivre. La Mère l’attend, soigne son bras blessé. Le lendemain, la fille retrouve son Père.

Sauf que…

Sauf que le Père n’a plus rien d’un être humain adulte : à présent, il est à peine plus grand qu’une cerise ! Il faut réapprendre à vivre, avec cette taille ridicule. Se met alors en place une curieuse routine, dans cette maison bordée par la forêt. Entre ces trois êtres qui vivent ensemble, quelque chose est rompu – depuis longtemps, mais la morsure du serpent n’a fait que le révéler. Le Père et la Mère retrouvent leurs habitudes anciennes, celles d’avant l’accident : ne plus se voir, ne plus s’aimer, se côtoyer comme des étrangers. La Fille aimerait bien être comme les autres, acheter des objets qui lui plaisent ; la Mère refuse, consciente que les finances de la famille vont mal et qu’il faut être pragmatique (d’autant que la banque se fait insistante). C’est elle qui tente de tenir la barque, reprochant au Père ses escapades en forêt : s’il n’avait pas fui après une énième dispute, jamais le serpent ne l’aurait mordu…

Les jours passent. Pour retrouver sa taille et sa « condition d’homme », comme il l’appelle, le Père décide un jour de se plonger dans les livres – de gravir les sommets de la littérature mondiale. Voilà ses nouveaux Everest : la vérité qu’il y trouvera l’aidera peut-être à grandir, qui sait ? Enfermé dans ses livres, il tourne le dos aux problèmes financiers, ne voit pas que la Mère se jette dans les bras du voisin (un brocanteur qui les fournit en livres d’occasion), ne voit pas que la Fille sacrifie son éducation (elle arrête l’école) pour l’aider à tourner les pages des volumes trop gros pour lui… Finira-t-il par ouvrir les yeux ?

Métaphores chorales

Sans révéler le fin mot de l’histoire, je peux vous dire que Everest est une pièce qui bouscule. Pas de manière flagrante – plutôt à la façon des montagnes qui poussent lentement.

De quoi parle cette histoire ?

On peut la lire comme un conte – celui d’un homme devenu minuscule, qui vit avec sa famille près d’une forêt un peu mystérieuse et qui va trouver des réponses dans les livres.

D’un autre côté, elle peut aussi se faire récit d’apprentissage : celui de chacun des personnages (Père, Mère, Fille) qui, malgré les obstacles, en apprennent davantage sur leur propre fonctionnement et trouvent une voie (ou une voix) qui leur est singulière… même si cette voie implique de devoir quitter celles que préfèrent les deux autres (voilà une idée qui laisse un goût doux-amer).

On peut aussi comprendre Everest comme une métaphore de la dépression : le Père qui rapetisse, qui perd sa « condition d’homme », qui voit le fossé se creuser avec sa femme et sa fille, mais aussi à l’intérieur de lui-même… n’est-il pas en pleine souffrance psychologique ? Dès lors, si les livres lui apportent un secours momentané, ne sont-ils pas aussi un danger avec lequel il doit apprendre à composer, comme on le fera avec l’alcool, les médicaments ou toute autre forme de paradis artificiels ? Car à trop se plonger dans les ouvrages, on risque de finir comme cette pauvre Emma Bovary (ah, Flaubert !) et de ne plus vouloir vivre dans la réalité…

Everest, c’est aussi une métaphore du monologue intérieur – du caractère choral de nos voix intimes. L’ensemble de la troupe, toute revêtue de noir, fait corps afin de donner vie aux marionnettes grand format de la Fille (qui s’oppose, par sa taille, aux marionnettes de table du Père, minuscules après la morsure), grâce à la technique du bunraku, héritée du Japon. Manipulés par des personnes différentes, les yeux, la tête, la bouche, les bras, les jambes, les mains prennent vie… au fur et à mesure que les voix se mélangent. La marionnette de la Fille est ainsi déplacée par un chœur de marionnettistes, tandis que des actrices différentes (le plus souvent au nombre de trois) lui prêtent leur voix. Tour à tour, on rencontre la Fille-narratrice (qui revient a posteriori sur sa propre histoire), la Fille-personnage (qui vit dans le temps du récit), la Fille-analyste (qui tâche de mettre de l’ordre dans ce qu’elle a vécu) – autant de facettes d’un même être, qui nous rappellent que nous sommes, toutes et tous, le résultat de voix nombreuses et souvent complémentaires.

Métaphore chorale des chaînes montagneuses qui séparent parfois les êtres d’une même famille, ou nos propres êtres intérieurs, Everest réussit son pari en nous laissant la tête emplie de questionnements : si l’on a ri, si l’on a tremblé, si l’on a pleuré, qu’a-t-on appris ?

Avant tout, que la force d’escalader l’Everest réside surtout en nous.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Everest, de Stéphane Jaubertie, du 22 au 25 septembre 2022 au Théâtre des Marionnettes de Genève.

Mise en scène : Martial Anton et Daniel Calvo Funes

Avec Coralie Brugier, Rose Chaussavoine, Marie Herfeld, Erwann Meneret, Camille Paille et Marina Simonova

https://www.marionnettes.ch/spectacle/263/everest

Photos : © Christophe Loiseau

[1] Stéphane Jaubertie, Everest, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2013, p. 7.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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