Les réverbères : arts vivants

L’horreur de la guerre, dans toute sa splendeur

Aux Amis musiquethéâtre, les mots du Voyage au bout de la nuit de Céline raisonnent sur le planches. Adapté et porté par l’impressionnant Felipe Castro, accompagné à la création par José Lillo, ce qui est considéré comme l’un des plus grands romans du XXe siècle prend tout sens, dans un constat perplexe des paradoxes de l’humanité.

« J’ai en moi mille pages de cauchemars en réserve, celui de la guerre tient naturellement la tête. Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde, et cette connerie des hommes. »

Voilà un bref extrait de l’une des premières répliques prononcées par Felipe Castro, qui plante rapidement le décor : il sera question de l’horreur de la guerre, dans tout ce qu’elle a de plus sanglant et de violent. Mais aussi, et surtout, il sera question de la « connerie des hommes ». Dans son œuvre magistrale, Louis-Ferdinand Céline dénonce, avec perplexité et mépris, les dérives des hommes – à comprendre au sens d’êtres humains – et le dégoût qui l’envahit quand il pense à leur comportement en temps de guerre. Agrémenté d’extraits de quelques autres œuvres de l’auteur, le texte du spectacle emmène le public dans la réflexion antimilitariste et profondément humaniste du Céline d’avant 36. Dans une langue crue, qui claque et raisonne, sans filtre, sans artifice, il raconte les horreurs qu’il a vues et vécues, les attitudes auxquelles il a été confronté, dans un constat totalement implacable sur l’humanité.

« Ils n’éprouvaient aucune gêne, aucune honte à foncer dépecer leur frère à 100 000 contre un ! Cela, des hommes ? Quel troupeau ! Soldats ? Vous voulez rire ! Nation ? Justiciers ? Chacals ! Hyènes ! Pas même ! Singes ! Contre-singes ! Sous-singes et insectes à la fois – quelque chose d’innombrable, d’immonde et innombrable, du cancrelats énorme »

Dans l’adaptation de Felipe Castro, nous nous tenons loin des controverses entourant le personnage de Céline, pour se concentrer uniquement sur sa vision antimilitariste, dans un texte qui résonne de manière étonnamment humaniste. Ce qui frappe, c’est sa réflexion sur la différence entre l’humain en temps de paix et celui en temps de guerre. Le premier n’en a que faire des autres, de ses voisins, il vit sa petite vie tranquille et ne demande rien à personne. Quant au second, sait-on s’il est pris d’une pulsion incontrôlable, enrôlé dans un évènement qui le dépasse, ou encore s’il croit fermement aux discours propagandistes des leaders qui le mènent à la guerre, devient une bête enragée, capable d’aller tuer sans vergogne ce voisin à qui il empruntait du sel la veille. Une réflexion est particulièrement marquante à cet égard : « Si on pouvait arriver à poil aux Allemands, c’est ça qui vaudrait encore mieux… Comme un cheval ! Alors ils pourraient pas savoir de quelle armée qu’on est ? » Avec sa langue crue, directe, Céline nous ramène à notre condition d’êtres humains, au fait qu’au départ nous sommes tous pareils, et que la guerre, les convictions politiques, les délires d’expansion de certains, les nationalismes, c’est tout cela qui transforme un homme en une bête sanguinaire.

Bien sûr, tout cela, Céline le dit bien mieux que moi, et il faut aller voir le spectacle aux Amis musiquethéâtre pour le comprendre complètement. Toutefois, la réflexion apportée par ce propos résonne étrangement aujourd’hui, et encore plus avec l’actualité de ces derniers jours. Les guerres sont incessantes dans plusieurs régions du monde, les cessez-le-feu pas respectés, les solutions envisagées sont tout sauf pacifiques. Et tout cela pour quoi ? Pour la mégalomanie de certains dirigeants, pour la gloire, pour… on ne sait même pas d’ailleurs. Mais cela fait réfléchir. Pour conclure la première partie de cette critique, on citera encore une fois Céline, qui dit tout de la manière la plus juste qui soit, pour décrire la guerre : « Bête ne dévorant que du cauchemar et ne produisant que de la haine. »

« La médecine, c’est ingrat. Quand on se fait honorer par les riches, on a l’air d’un larbin ; par les pauvres, on a tout du voleur. »

D’horreur et de nature humaine contradictoire, il n’en est pas question qu’à la guerre. Dans la dernière partie du spectacle, est évoquée la question de la médecine, un métier exercé par Céline, qui fut choqué du terme d’ « honoraires ». Il n’ y a rien d’honorable là-dedans, dit-il, à soutirer de l’argent à une personne qui est en grande souffrance. Bref, nul besoin d’en dire plus pour comprendre la pensée humaniste de ce spectacle. Dans cette adaptation, on apprécie le choix de Felipe Castro de mettre cette réflexion-là au centre du propos, sans polémiquer sur le reste. Sans occulter non plus la face plus que sombre du personnage, ce sont ses mots qu’il veut faire résonner avant tout, ceux d’avant les pamphlets qu’on ne peut cautionner.

Pour cela, on ne peut que s’incliner devant l’immense performance de Felipe Castro. L’ovation qui lui est réservée est plus que méritée, et les applaudissements peinent à s’arrêter à la fin de la représentation. C’est que l’acteur nous livre tout simplement une performance éblouissante. Avec une économie de décor – une chaise, qu’il déplace à plusieurs reprises, un peu de terre au sol, et un rideau doré en fond de scène – il place au centre du spectacle le texte. Ce dernier pourrait presque se suffire à lui-même, tant il est fort. Mais c’est sans compter sur la manière dont Felipe Castro l’incarne, avec une simplicité et une sincérité déconcertantes. Sans jamais trop en faire, il semble toujours trouver le ton juste. La douceur qui s’en dégage est même étonnante, et la voix ne monte presque jamais, même lorsqu’il doit exprimer une forme de colère. On la sent plutôt monter des tripes, reflétée dans le regard, dans les gestes avec ce corps qui semble se contracter, se tendre. On soulignera aussi la manière dont il interprète les personnages rencontrés par Bardamu, le narrateur de ce Voyage au bout de la nuit : Léon Robinson, Lola, et tous les autres, ces soldats, ces estropiés, ceux qui veulent se battre pour la patrie ou ceux qui partagent les opinions de Bardamu. Felipe Castro parvient à les différencier avec une grande finesse, en modifiant légèrement le ton de sa voix, la manière de prononcer les mots, sans jamais tomber dans une exagération qui aurait desservi le propos. Il y a une dimension de vérité, de réalisme dans son jeu, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la performance de José Lillo – qui l’accompagne justement dans ce projet – dans Troisième nuit de Walpurgis. La thématique n’en était d’ailleurs pas très éloignée, puisqu’il s’agissait de montrer comment l’horreur de la pensée nazie s’insinuait dans les esprits allemands. De là à faire un parallèle avec l’auteur du Voyage au bout de la nuit

Au final, et malgré ce que l’on pourrait penser à la lecture de cette critique, cette adaptation du Voyage au bout de la nuit n’est pas un spectacle déprimant. Soulignant le constat implacable de Céline sur la nature humaine, avec des propos qui résonnent encore tristement aujourd’hui, il ne se limite pas à cela. Difficile de retranscrire avec des mots le ressenti à la sortie du spectacle. On a le sentiment que quelque chose de plus profond s’est passé en nous, comme une graine plantée pour une réflexion bien plus vaste, un mélange de sentiments et d’émotions indescriptibles. Ce que l’on peut dire, en tout cas, c’est que ce Voyage au bout de la nuit ne peut laisser indifférent, et qu’il montre à quel point un tel propos, et le théâtre, surtout, sont nécessaires.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Voyage au bout de la nuit, d’après Louis-Ferdinand Céline, adaptation de Felipe Castro, du 4 au 16 mars 2025 aux Amis musiquethéâtre.

Mise en scène : Felipe Castro, accompagné de José Lillo

Avec Felipe Castro

https://lesamismusiquetheatre.ch/voyage-nuit/

Photos : ©Anouk Schneider

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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