Les réverbères : arts vivants

Lo gnocco di Proust

Avec Gnocchi, le public a le plaisir de retrouver l’originalité et l’intimité du théâtre en appartement. Bien installé·e·s face à la cuisine puis dans le salon, nous sommes une petite vingtaine à avoir le privilège d’écouter les récits de vie d’une mère et de son fils, à quelques années d’intervalle. Un diptyque sensible, tout en résonance, avec deux artistes attachants.

Rendez-vous sur le quai de la gare de Bellevue. On y retrouve le public. On se dirige à 50 mètres de là vers une belle maison villageoise. On entre chez l’habitant. Il y a des vraies gens qui vivent là. Sympa et étrange. Intrusion dans l’intimité d’inconnus. On s’installe sur des petites chaises devant la cuisine. Les patates sont déjà en train de cuire dans une grosse casserole.

Arrive Ornella. La soixantaine. La mamma. En tablier. Elle vient préparer le repas. Pour qui ? Elle est surprise de nous voir dans sa cuisine. Mais cela ne la gêne pas le moins du monde pour commencer à nous parler. D’elle, de sa vie, de sa trajectoire de migration depuis la Lombardie de son enfance jusqu’à cette ville suisse où elle a posé ses bagages il y a plus de trente ans. Peut-être pensait-elle repartir ? Peut-être pas. En tout cas, elle a appris le français, elle le parle avec un joli accent. Et elle est devenue mère. D’un fils pour lequel elle voulait qu’il parle la langue de Molière sans qu’on puisse déceler d’autres origines. Las, une fois adulte, Renato est parti vivre au Mexique. Et depuis, il parle français avec un accent espagnol alors qu’il est originaire d’Italie. C’est drôle.

Elle nous raconte tout cela en préparant les gnocchi. D’abord cuire les patates et, après avoir apprécié leur douce chaleur dans le pli du coude, les éplucher, les passer ensuite au presse-purée, rajouter de la farine, du sel, faire la pâte, en détacher des rouleaux puis les couper en petits cubes. À côté, faire mijoter le coulis de tomates avec beaucoup d’huile d’olive. Enfin, plonger les gnocchi dans l’eau bouillante et attendre qu’ils remontent à la surface pour les mélanger ensuite avec la sauce… et nous proposer de les goûter.

On est bien dans la cuisine d’Ornella. On adore quand elle nous parle de Borges, qu’elle prend son petit coup de vermouth en douce, quand elle râle un peu sur ce fils adoré parti faire le vidéaste en Amérique du Sud ou encore sur sa cousine qu’elle déteste et qui a francisé le nom de son enfant. Mais au fond, on n’est pas dupe, Ornella, c’est une sainte. Toutes celles et ceux qui ont des origines italiennes sont pris par la nostalgie qui se dégage de cette femme qui cuisine avec générosité, sans calculer, en refaisant les gestes séculaires de ses propres aïeules. Quel courage a-t-il fallu à tou·te·s ces émigré·e·s des années 60-70 pour s’arracher de leur Sud natal et venir faire mille petits boulots mal payés sous nos contrées de culs bordés de nouilles. Ils ont les patates, on a le blé… Ornella représente cet exode et sa voix est celle de la diaspora italienne qui, à force de travail et d’abnégation, a su trouver sa place dans cette société étriquée. Elle parle pour toutes les vendeuses d’Uniprix, pour tous les camionneurs des Laiteries Réunies, pour tous les enfants que leurs parents devaient laisser la semaine à la Provvidenza[1] de Carouge tant il fallait travailler.

Deuxième partie. Ornella est allée se reposer. Elle nous a proposé de nous rassembler autour de la table du salon pour partager le plat. Un ange passe. Arrive Renato. En vrac. Ému. Confus. Nerveux. Il chamboule l’espace, réorganise les places des un·e·s et des autres, offre de l’amaretto, a les larmes aux yeux. On comprend que du temps s’est écoulé, vingt ans peut-être, même si les gnocchi sont encore tièdes. Ornella est morte. Il faut vider l’appartement. Et cette foutue commode pleine de souvenirs. Ce sera donc un repas funéraire.

Hormis des tubercules d’avant-guerre dans sa cave, Ornella gardait beaucoup de choses : des vieilles photos, des bonbons à la menthe, une collection de boutons, une autre de timbres, des cassettes de chansons italiennes, des pelotes de laines, des petits dessous de plats crochetés, un appareil photo argentique, l’argenterie de la naissance de Renato, son livret d’Épargne à la BCG, un dictionnaire pour apprendre un nouveau mot de français chaque jour… Renato fait de l’ordre, feint d’être solide mais on se rend vite compte que le toréador a un cœur tendre comme les gnocchi de son enfance.

Un nouveau mot de français chaque jour… Une langue à apprendre, à apprivoiser, une langue qui finira même par être le matériau des pensées et des rêves d’Ornella… et de générations d’émigré·e·s. Là encore, quel courage faut-il pour se dégager de ses racines et venir s’acculturer autre part.

Ainsi, à travers cette thématique commune de l’appartement qu’il faut vider, Paola Pagani et Antonio Buil nous entraînent dans un récit poétique très attachant où les temporalités se brouillent pour garder l’essentiel : la nostalgie du temps d’avant, l’enfance, le lien à la mère, deux époques, trois pays, la vie qui va… et nous avec. En faisant la fine bouche, on aurait pu souhaiter que Renato reprenne et mitonne davantage les sujets qu’Ornella a initiés. Par exemple, on regrette un peu qu’il ne parle à aucun moment des gnocchi et de leur odeur dans la cuisine… chacun sa madeleine. Il demeure que le dispositif proposé fonctionne comme un puissant catalyseur de résonances et d’émotions. C’est un théâtre intimiste et universel qui permet de faire mémoire et de rendre hommage à toute une génération de femmes magnifiques. Et qui d’autres que leurs enfants sont les mieux placés pour en parler ?

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Gnocchi, co-produit par les scènes du Grütli, en tournée dans les appartements en Suisse romande dès la rentrée

Conception et écriture collective : Paola Pagani et Antonio Buil

Avec Paola Pagani et Antonio Buil

Photos : libres de droit sur Internet

Informations et renseignements : https://www.teatroduepunti.com/gnocchi

[1] https://www.tdg.ch/la-garderie-la-provvidenza-ferme-ses-portes-les-parents-restent-en-rade-581647143273

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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