Les réverbères : arts vivants

L’Union indestructible des républiques libres : dans le terrier d’Attilio Sandro Palese

Pour la troisième saison consécutive, la Pépinière collabore avec la Maison Saint-Gervais et propose des reportages autour des créations de la saison. Du 14 au 19 mai, le Théâtre Saint-Gervais accueillera L’Union indestructible des républiques libres, tragi-comédie absurde écrite et mise en scène par Attilio Sandro Palese. Plongée dans une pièce qui transforme un fait divers en mise en abyme, pour faire dérailler la mécanique du réel.

Par certains aspects, quitter le soleil de la rue pour descendre dans les tréfonds ténébreux du second sous-sol du Saint-Gervais tient de la plongée dans le terrier du lapin blanc. Au bout de l’escalier, cependant, ni Reine de Cœur ni Jabberwocky… mais la Cie Love Love Hou ! en pleine répétition, sous des néons éblouissants : Alexandra Tiedemann, Yasmina Remil, Léa Gigon, Michel Rossy, François Revaclier, Juan Antonio Crespillo et César Singy. Et, à leur tête, m’accueillant avec un sourire digne du Chat du Cheshire, Attilio Sandro Palese.

À cette heure, le plateau ne ressemble pas franchement au Pays des Merveilles – ou alors, un pays des merveilles terriblement spartiate : une table de sonorisation, un amas de chaises, un fauteuil, un micro… Dans l’air, il y a cette atmosphère particulière des troupes en répétition. « On s’adapte à un nouvel environnement », m’explique Attilio Sandro Palese. En mars, la troupe jouait à Vevey, au théâtre L’Oriental : entrées, déplacements, lumières, espaces… il faut tout réinventer. Voilà ce qui fait la vraie merveille de ce beau pays qu’est le théâtre.

De l’autre côté du miroir théâtre

Réinventer n’a rien de facile. Pour la troupe, il s’agit de prendre possession d’un lieu à défricher. Comment y entrer ? S’y déplacer ? S’y asseoir ? Y faire porter la voix ? À quel moment faire intervenir la lumière… ou l’ombre ? D’autant que le synopsis de L’Union indestructible des républiques libres s’amuse à jouer avec un réel alambiqué.

Tout commence par un fait divers : l’abandon de deux enfants (4 et 5 ans) par leur mère, partie quelques jours avec son amant pour décompresser. Nous sommes en 1999, dans une banlieue de l’ex-RDA. Laissés seuls avec pour toutes provisions des biscuits et du lait, tenaillés par la fin et la soif, les enfants ne survivront pas. Dans cette histoire, ce n’est pas seulement l’atroce que Sandro Palese veut capter – c’est, avant tout, une mécanique : celle d’un réel dont le prisme de la fiction seule peut capter l’innommable. L’histoire de L’Union indestructible des républiques libres est celle d’une mise en abyme. La Cie Love Love Hou ! incarne en effet une troupe de théâtre amateur, qui a choisi ce fait divers comme thème pour sa prochaine pièce. Avant la première, les voici qui répètent une dernière fois… mais ne vous y trompez pas ! Du réel tragique ne nous parviendront que des bribes, car la vérité est ailleurs – dans les relations entre ces êtres qui cherchent un sens à leur existence dans le monde post-soviétique. Dans celles, aussi, qui se tissent entre notre propre réalité et celle du théâtre.

Aux rythmes du réel

Soudain, une phrase résonne : « Comme vous voulez ! Mais sachez que dorénavant, l’espace qui nous sépare est fissuré. » Lancée avec hargne par Léa Gigon, qui joue une metteuse en scène, elle marque le début de la scène répétée cet après-midi. À partir de là se déploie la valse des déplacements – surtout ceux de Yasmina Remil, qui incarne une bibliothécaire à l’humour aussi corrosif que contagieux… surtout quand il s’agit de singer l’incompétence de ses collègues en fumant cigarette sur cigarette. Autour d’elle, le personnage d’Alexandra Tiedemann hésite sur sa chaise ; celui de César Singy déplace un casque de moto. Michel Rossy et François Revaclier complètent le tableau… jusqu’à ce que le personnage de Juan Antonio Crespillo débarque sur scène à l’improviste. Il avait oublié l’horaire de la répétition.

Pièce dans la pièce, répétition dans la répétition : la Cie Love Love Hou ! joue les équilibristes sur le fil de la mise en abyme. À la façon d’un chef d’orchestre, Sandro Palese les reprend, les guide, corrige une position, une hauteur de voix, un déplacement. Il clarifie une intention de mise en scène, explicite une phrase, un mot. Lui-même, en s’invitant sur le plateau (sur la chaise qu’occupera ensuite le personnage de Léa Gigon), devient comme un personnage de la pièce qu’il est en train de mettre en scène – ce qui achève de brouiller les frontières. Où commence le jeu, où s’arrête le réel ?

Mécaniques du réel

Mais le pays de Sandro Palese n’a pas encore livré toutes ses merveilles théâtrales. Après une pause-café-clopes bien méritée, c’est à un nouveau décalage que la troupe (et moi-même) sommes conviés : une lecture de Blanc Zombi, pièce triste écrite par le metteur en scène qui a obtenu en 2023 une bourse de la République et canton de Genève afin de mener à bien ce projet.

Sans vendre la peau du texte avant d’avoir monté la pièce, disons simplement que Blanc Zombi flirte délicieusement avec le théâtre de l’absurde façon Beckett, les huis-clos familiaux à couteaux tirés et les karaokés japonais… sur fond de métalepse narrative, ce procédé qui permet s’affranchir des frontières séparant narrateur·trice, personnages et public. Si vous voulez en savoir plus et découvrir, en avant-première, ce nouveau projet, rendez-vous à Saint-Gervais le vendredi 17 mai à 19h : la troupe au complet vous donnera lecture de Blanc Zombi, avant la représentation de L’Union indestructible des républiques libres. On se réjouit !

Magali Bossi

Infos pratiques :

L’Union indestructible des républiques libres, d’Attilio Sandro Palese, du 14 au 19 mai 2024 au Théâtre Saint-Gervais.

Mise en scène : Attilio Sandro Palese

Avec Alexandra Tiedemann, Yasmina Remil, Léa Gigon, Michel Rossy, François Revaclier, Juan-Antonio Crespillo, César Singy

https://saintgervais.ch/spectacle/lunion-indestructible-des-republiques-libres/

Photo : © Attilio Sandro Palese

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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