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Madeleine(s) de Proust : Le bois fumant

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Noah Grisoni vous invite à plonger dans sa Madeleine de Proust. Comment rendre vivant un souvenir ? En passant par un « embrayeur sensoriel » – autrement dit, quelque chose qui se mange, se boit, s’écoute, se touche ou se sent… et qui nous plonge dans notre mémoire. Bonne lecture !

* * *

Le bois fumant

Le souvenir parti en fumée

Errant dans les rues jumelles je poursuis ma quête, accompagné de mon plus proche ami. C’est dans la cité du soleil que je la cherche, mais c’est dans la nature que je l’avais rencontré. C’est une ville pesante, vivante et frénétique. Ma sueur perle le long de ma nuque. Mon corps avance machinalement, mais mon regard, lui, se perd à chaque corde tirée d’un balcon à l’autre. Même les bâtiments semblent discuter entre eux. Malgré les distractions environnantes et une ivresse étrange qui nous gagne à mesure que nous avançons, nous nous en tenons à mon objectif. La redécouvrir pour me remémorer. Je longe les immeubles à l’abri des rayons, lui s’en fiche. Son corps est habitué à cette pression constante. Moi je suis comme une fourmi dans un labyrinthe, dans un mandala géant, cherchant vainement à sortir. À la fin de la journée, les pieds fatigués, le soleil encore brillant dans le ciel, une échoppe prend l’ombre bordée de quelques arbres. Un magasin souterrain. La pénombre de l’entrée. La petitesse de l’espace. Inondée d’odeurs, de toute part. C’est ici. À présent, il s’agit de mettre la main sur la bonne. Comment faire ? J’en sens une. Puis une autre, et encore une.

Ne te précipite pas, on a tout notre temps. Même si je sens qu’on n’est pas sorti de l’auberge. Ça va, tu vas t’en sortir ?

Ce n’est pas un problème. Sa fumée est en moi. Son bois est une couche qui recouvre ma peau. Ses épices sont mes cheveux. Son goût au bout de mes doigts. Il est impossible pour moi de la confondre. Tu sais, c’est dans un refuge un peu particulier où, pour la première fois, j’ai senti son réconfort. Le lieu et la date me sont étrangers. Mais le parfum perdure. Il se mélange aux couleurs vives au milieu de la nature paisible. Au sable fin sur le bois froid du dernier étage. Aux coussins multicolores. Aux paons se promenant insouciants entre la forêt et les cabanes. J’en ai besoin pour encenser mes souvenirs, pour mieux les raviver. La sentir, c’est voir à nouveau la douceur des sourires et les regards passagers. La retrouver, c’est me retrouver.

Eurêka ! Mmmhhfff. Nul doute, c’est bien la bonne. Je la sens et la ressens. De la pointe s’échappe une colonne de fumée tournoyante qui remonte jusque dans mes souvenirs. Dans la brume je vois le Lama Dorje me parler. Il n’a pas pris une ride. Il opine toujours la tête comme ponctuation à toutes ses phrases. Aucun son ne sort de sa bouche, mais je bois ses paroles, attentif, comme un enfant peut l’être. Nous sommes assis, tous deux en face de l’autre. Le vent fait grincer le bois de la cabane. Son regard est doux. La fumée se dissipe. Je suis de retour dans l’échoppe, un sourire aux lèvres. Ça ne va pas durer.

Nuit noire lorsque nous sortons du magasin. La ville joue la même mélodie. Dansante et heureuse. Avant que tout cela ne prenne fin avec le bruit du métal froid contre les corps chauds. Les chants devenant des hurlements.

Sans crier gare. Une odeur à double tranchant. Une partition qui me ramène en arrière. Là où la rosée est synonyme de calme et là où le calme ne dort jamais. La vue s’efface. La mémoire se dissout. Les cris s’atténuent. Silence. Plus rien. Ce sont là de nouveaux souvenirs que je vais m’empresser d’oublier

Noah Grisoni

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © 4174332

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