Les réverbères : arts vivants

Mais qui est Tom ?

Partant du roman de Patricia Highsmith et des films qui en ont découlé, Jan Koslowski propose une ultrafiction, avec Le si peu talentueux Mister R. Reprenant quelques codes et un personnage de l’histoire, il invente un univers totalement inédit qui questionne notre rapport à la fiction, au fantasme et au mensonge.

Du Talentueux Mr. Ripley, on retrouve le décor d’Italie – avec les colonnes et les draperies d’une ancienne bâtisse cossue qui a quelque peu perdu son lustre d’antan, la mer, les terrasses… – l’argent qui semble couler à flots, les rapports de séduction… Pour autant, l’histoire présentée sur la scène du POCHE/GVE n’a rien à voir avec ce qu’on connaît. Sur la scène, on retrouve trois Tom (Chady Abu-Nijmeh, David Attenberger et Marek Recoursé), voire quatre si l’on compte Daryl Xavier Stone, artiste musicien qui se glisse par moments lui aussi dans la peau de cet étrange personnage. Dans ce spectacle bilingue, en français et allemand, on assiste à un événement diaboliquement contemporain, qui mêle les genres et abolit toutes les frontières, pour créer un objet totalement inédit…

Où est le talent ?

Dans l’histoire de départ, tout le talent de Tom Ripley réside dans sa capacité à usurper des identités et à mentir, jusqu’à devenir plusieurs personnages en même temps, au fur et à mesure des meurtres commis. Ici, pas de mort, mais tout est inversé : Tom ne devient pas d’autres, ce sont les autres, en l’occurrence les comédiens, qui deviennent Tom. Le talent n’est donc plus celui de Tom, ainsi que le suggère le titre du spectacle, mais bien celui de ceux qui l’incarnent. Si Ripley finit par se perdre dans l’œuvre originale, ici, les comédiens semblent constamment garder le contrôle. Et c’est plutôt nous, spectateur·ice·s qui sommes décontenancé·e·s !

On se demande alors s’il n’y a qu’un seul ou plusieurs Tom sur la scène. On assiste à un détriplement de la personnalité, où tous semblent à la fois pareils et différents, comme trois parties d’une même personne. Les voilà qui répètent inlassablement qu’ils se sont achetés le même « maillot de bain de l’amitié ». Schizophrénie d’un homme ou lien fort et indéfectible entre trois êtres ? À vous de vous faire votre propre idée. Car le texte, écrit au fil des répétitions, ne donne pas de réponse à cette question. S’agit-il alors d’une vie qu’il(s) s’invente(nt) ? D’un jeu ? D’une forme de réalité alternative ? D’un fantasme ? Se pose dès lors la question de la frontière entre fiction et réalité. L’amour entre ces hommes nous éloigne de l’œuvre qui a inspiré le spectacle – où les rapports de « séduction » tenaient plus de la domination et de la soumission que d’autres choses, surtout dans l’adaptation Plein soleil, avec Alain Delon… Quoiqu’il en soit, nous sommes tout au long du spectacle dans une forme d’entre-deux, sans comprendre totalement ce qui se raconte. L’absence d’un fil conducteur, d’une histoire avec un début et une fin pourrait être perturbante. Étonnamment, ce n’est pas le cas, et les interrogations du quatrième Tom, sur la trame de l’histoire, en rappelant notamment qu’ils ont raconté la fin au début, ne fait qu’appuyer ce sentiment que l’essentiel est ailleurs. À chacun·e de se narrer sa propre histoire.

Un spectacle rythmé qui mélange les genres

Ce qui frappe dans Le si peu talentueux Mister R., c’est aussi son rythme effréné. On ne souffle pas un seul instant, aucun temps mort dans ce spectacle. Même lors des transitions, des changements de décor, il se passe quelque chose avec l’un des comédiens : un récit, une chanson, des gestes qui disent quelque chose… On a comme l’impression qu’il n’y a aucune place laissée au silence. En ce sens, Jan Koslowski et son équipe cassent les codes dont on a l’habitude : on ne sait pas s’il y a une véritable chronologie dans cette histoire, comme si chaque moment aurait pu être placé n’importe quand dans la trame narrative, sans que cela n’ait de conséquence sur notre compréhension. La forme devient ainsi presque plus importante que le fond, du moins que la trame narrative. Car ce qui est dit de notre rapport à la fiction et au mensonge est particulièrement important !

Pour bien illustrer ce rapport très contemporain à la réalité, le spectacle mêle les genres de manière inattendue : sur le rideau qui masque le plateau sont projetées les images de ce qui est joué sur la scène, comme si on était au cinéma, en direct. Par moments, on assiste aux scènes jouées, alors qu’il nous faut parfois seulement lire ce qui se projette sur le rideau. Parfois, tout se mêle. On ne sait ainsi plus trop si on regarde un film, assiste à une pièce de théâtre ou si l’on est plongé dans un livre. C’est comme si Jan Koslowski inventait ici un genre nouveau, hybride. Et voilà que la boucle est bouclée : la forme mélange les trois genres de manière indistincte, comme les trois Tom qui apparaissent sous nos yeux, sans qu’on puisse distinguer si ce sont trois personnes, ou une seule… Alors, où est la réalité, où est la fiction ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Le si peu talentueux Mister R., de Jan Koslowski, du 20 novembre au 3 décembre 2023 au POCHE/GVE.

Mise en scène : Jan Koslowski

Avec Chady Abu-Nijmeh, David Attenberger, Marek Recoursé et Daryl Xavier Stone

https://poche—gve.ch/spectacle/le-talentueux-mr-r

Photos : © Philip Frowein

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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