Le banc : cinéma

Master and Commander : cap sur l’autre côté du monde

Aujourd’hui, mille sabords, j’espère que vous avez l’estomac bien accroché ! Je vous propose de fendre les océans en compagnie du réalisateur Peter Weir : bienvenue dans Master and Commander : de l’autre côté du monde, sorti en 2003.

1805. Les guerres napoléoniennes font rage et, sur les océans du globe, Anglais et Français sont à couteaux tirés. L’aube se lève sur le pont du HMS Surprise, un vaisseau anglais sous les ordres du capitaine Jack Aubrey (Russell Crowe). Aussi bon navigateur que commandant inflexible, Aubrey se fait un devoir de traquer sans pitié l’Acheron, un vaisseau français lourdement armé. S’engage, entre les deux navires, une course-poursuite effrénée qui conduira l’équipage d’Aubrey au bout du monde, du cap Horn aux îles Galápagos. Contre l’avis de son ami, le chirurgien et médecin de bord Stephen Maturin (Paul Bettany), Aubrey est décidé à rattraper cet ennemi qui s’amuse à le défier… quitte à pousser son propre équipage dans ses derniers retranchements.

Embruns et sueurs : le sel du réel

Adapté de l’œuvre du romancier britannique Patrick O’Brian, qui, entre 1969 et 2004, a publié vingt-et-uns volumes d’une série nommée Les Aubreyades, Master and Commander : de l’autre côté du monde est un film qui transpose, en images, les descriptions extrêmement précises d’une œuvre littéraire. C’est un film qui sent la mer, qui la respire et qui veut la faire vivre à son public. Ce huis-clos entièrement masculin se déroule sur le pont et dans les cales de l’HMS Surprise, ou sur les rivages des Galápagos. Deux niveaux s’y entremêlent. D’abord : le macrocosme de l’océan, son immensité indomptable, ses dangers et ses profondeurs, balayées à grands renforts de travellings arrière, pour mieux en saisir le vertige étourdissant. Ensuite : le microcosme du bateau, avec sa hiérarchie et ses codes, ses croyances superstitieuses, ses amitiés et surtout, ses corps fatigués par la tâche, comme passés au sépia sous le bleu aveuglant du ciel. Les êtres (le navire, les marins) sont filmés au plus proche, souvent caméra à la main, ce qui confère à l’ensemble le sentiment rugueux et réaliste de cette rude existence maritime – les scènes dans les cales sont particulièrement parlantes de ce point de vue.

Ces deux niveaux se déploient dans une temporalité que l’on peut juger lente, voire ennuyeuse : on est loin, il est vrai, du foisonnement bouffon et hollywoodien d’un Pirates des Caraïbes, pour prendre en exemple un autre film de mer sorti en 2003. Dans le cas de Master and Commander : de l’autre côté du monde, l’enjeu n’est pas là. Si Peter Weir fait un film d’époque, en costumes, avec une forte tonalité historique, il n’entend pas donner à son récit une connotation romantique, idéalisée ou aventureuse à outrance. S’il nous épargne une déferlante d’action en distillant soigneusement des scènes de combats maritimes qui fleurent bon le sang et la fumée, c’est pour mieux faire sentir la lenteur de la traque, le caprice des mers (qu’elle soit d’huile ou de tempête) et le quotidien d’un navire où l’équilibre ne tient qu’à un fil : celui de l’autorité.

Capitaine et médecin : deux polarités

L’océan et le navire – avec, entre les deux, le capitaine Jack Aubrey, dont la volonté seule semble faire tenir le tout. Cette figure implacable constitue la première polarité du film, incarnée sans lourdeur par Russell Crowe. Loin d’incarner un despote, Aubrey s’avère être un capitaine aimé de ses hommes – dur, mais juste, et qui n’hésite pas à assumer les décisions douloureuses inhérentes à sa fonction, comme abandonner un matelot tombé à la mer pour sauver le navire prisonnier du cap Horn. Il montre volontiers de l’humour dans les moments qu’il partage avec ses officiers, ou de l’attention, lorsqu’il prodigue ses conseils au plus jeune d’entre eux – Lord Blackeney, un gamin qu’un tir français a privé de son bras. Ainsi Crowe donne-t-il à Aubrey les traits du master et du commander du titre, pour faire de ce personnage un homme profondément habité par le respect de la hiérarchie et de ce qu’il appelle « le service ».

Contrepoint à l’autorité de Jack Aubrey, le chirurgien Stephen Maturin agit comme la voix de la conscience humaine et de la raison scientifique. Maturin connaît bien les Français, pour avoir passé plusieurs années chez eux comme espion de Sa Gracieuse Majesté. En outre, il est Irlandais – ce qui le rend d’emblée critique face à la hiérarchie de la marine britannique (bien qu’il serve la couronne d’Angleterre). Alors que Russell Crowe incarne la force affirmée du chef, Paul Bettany joue de son côté avec la subtilité du penseur. Zoologiste curieux de tout (en avance sur les découvertes de Darwin), Maturin n’hésite pas à considérer que le savoir est plus important que « le service » – un point de vue peu partagé par son ami le capitaine. En tant que médecin, il s’avère attentif à l’élément humain (les marins) et à l’impact qu’une traque au bout du monde a sur les esprits ou les corps. Son caractère entier et la confiance qu’il porte en Aubrey le pousse souvent à s’opposer au capitaine. Parfois houleux, leurs débats portent sur le pouvoir et ses implications, la joute verbale étant alors redoublée par les mouvements rapides de la caméra, qui se focalise sur l’un ou l’autre des opposants.

Musique et immensité : englober le monde

Aubrey et Maturin, capitaine et médecin, Crowe et Bettany : ils sont les deux faces d’une même pièce, celle qui guide le HMS Surprise. Ce qui les réunit, c’est une amitié indéfectible, que Patrick O’Brian place au cœur de ses romans. Cette amitié poussera Aubrey à se détourner de sa traque pour ramener son navire aux Galápagos et permettre à Maturin (blessé par balle suite à un accident) de pouvoir s’opérer lui-même sur la terre ferme – et ainsi, d’éviter la mort (une scène qui arrache des frissons, par l’intensité du jeu de Bettany, face à la douleur !). Plus encore que le récit, c’est la musique qui souligne le lien unissant Aubrey et Maturin : le premier joue du violon, le second du violoncelle et, lorsque les impératifs du « service » ont été remplis, rien ne les rend plus heureux que de se lancer dans un duo. La bande-son mélange ainsi les compositions originales de Christopher Gordon (qui fait sentir, à travers la percussion notamment, le dépaysement d’un voyage au bout du monde) à des airs traditionnels de la musique anglo-irlandaise, ou à des œuvres de compositeurs baroques et classiques : Bach, Mozart, Corelli, Boccherini… Loin d’être artificiel, ce mélange confère au film une profondeur organique en tissant entre les scènes macro ou micro des rapports sonores qui soulignent à la fois le cadre historique du récit, l’amitié des héros et l’immensité de l’océan sur lequel vogue le HMS Surprise.

Si Master and Commander : de l’autre côté du monde est un film à voir, à revoir, à conseiller et à aimer, c’est pour toutes ces raisons : parce qu’il parvient, tout en mettant ses héros face à l’immensité macroscopique des océans, explorer tout autant le microcosme des intériorités humaines. Brillant.

Magali Bossi

Référence : Master and Commander : de l’autre côté du monde, de Peter Weir (2003), avec Russell Crowe et Paul Bettany.

Photo : © https://i.ytimg.com/vi/SpHCfndib0Q/maxresdefault.jpg

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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