Les réverbères : arts vivants

Mentir pour alléger le poids du monde

En ouverture du festival de la Bâtie, le Théâtre de Carouge a accueilli du 25 au 28 août un ovni pluridisciplinaire, Le Périmètre de Denver, porté par l’incroyable performeuse Vimala Pons. Une expérience ébouriffante à la frontière du cirque, du théâtre, du transformisme… et de la folie humaine. 

« Tout est exact mais rien n’est vrai… » La phrase mise en exergue dans la bande-annonce du spectacle de la prodigieuse circassienne Vimala Pons donne le ton. Le titre du spectacle souligne le propos : Le Périmètre de Denver est un espace d’incertitude créé par le mensonge. Chacun·e d’entre nous l’a déjà fréquenté lorsqu’il s’agit de s’accommoder du poids du monde… et de se sortir d’une situation embarrassante. On s’invente une version enjolivée de la réalité, parfois même on y croit, versant alors dans une mythomanie qui, d’une façon ou d’une autre, permet à nos édifices identitaires de ne pas s’écrouler dans leurs contradictions.

Sur scène, le public découvre une galerie de sept personnages endossés l’un après l’autre par cette incroyable magicienne de la scène. Tous, à leur façon, témoignent d’une façon d’exister qui fait la part belle aux inexactitudes. Car, au-delà de la trame cluédolesque et quasi-anecdotique de l’histoire qui se déroule (un homme a été empoisonné à 18h20 dans un hôtel et on interroge les clients pour trouver l’assassin), on peut lire le propos comme un plaidoyer pour les contre-vérités qui préservent nos narcissismes meurtris.

Le premier de ces clients est un archétype de l’homme politique. En l’occurrence une femme. Dissimulée jusqu’à l’étouffement, tel un immense oignon, sous des couches et des couches de bobards, elle décide littéralement de se mettre à nu pour se délester, au propre comme au figuré, des lourdes charges de sa carrière. Cela donne lieu à un monologue volubile d’une quinzaine de minutes pendant lequel nous assistons à un numéro d’équilibrisme sidérant.

Suivront six autres transformations spectaculaires de l’artiste. À l’aide de masques, bourrelets en tous genres, accents, démarches et gestes, elle passe en revue les principaux protagonistes du meurtre, la victime y comprise. Pour se rendre compte du bluffant de la performance, il faut souligner que chaque interprétation, en sus d’une transformation physique impressionnante et d’une immense palette de jeu, est enrichie d’une métaphore solide du poids que chacun·e porte sur ses épaules. Ainsi un personnage traversera la scène avec un escalier en équilibre sur sa tête, pour dire les hautes marches le séparant de sa femme. Un autre promènera sur son crâne une table de réunion montrant l’absurdité de nos univers professionnels. Un troisième fera de même avec un mur de briques qui explose à l’image d’une vie sans sens et finalement l’assassin se baladera avec une Fiat Panda grandeur nature collée à son occiput… Difficile à imaginer à la seule lecture de ces lignes ? En effet, les acrobaties et prouesses scéniques accomplies sont de l’ordre de l’inouï et il faut les voir pour y croire.

Mais le génie est aussi ailleurs. Funambule fascinante enrichissant ses numéros par des monologues où se mêlent propos existentiels, humour et absurdité, Vimala Pons crée une tension semblable à celle des acrobates au cirque. Nous retenons notre souffle à chaque oscillation des objets sur sa tête, craignant à tout instant la chute. La chute de qui ? De quoi ? La nôtre ? Celle d’une humanité qui s’est perdue dans les dédales prétentieux du paraître ? Hormis l’originalité de la forme de ce morceau de bravoure complétement décalé, il nous est ainsi proposé une vraie réflexion de fond sur les faux-semblants et leur importance dans nos ambitions amoureuses, professionnelles, politiques… On en ressort avec une bizarre vision de ces humains écrasés par la vie et qui, derrière leurs gesticulations de façade, semblent surtout très seuls avec le poids de leurs choix. Le mensonge semble alors la seule résignation face à nos actes inavouables. À méditer.

Au final, la panoplie éberluante de cette artiste radicale et protéiforme nous laisse bouche bée, ceci d’autant plus que le rythme du spectacle est soutenu par un compte à rebours visuel qui renforce la dramaturgie de l’ensemble. Parvenu aux saluts après une expérience théâtrale qui fera date, le public ne s’y trompe pas, applaudissant debout et longtemps l’ensemble de l’équipe qui a créé cet ovni pluridisciplinaire. Au milieu des siens, Vimala Pons, exténuée telle une sportive de haut niveau après l’exploit, se révèle alors dans toute sa beauté de femme, proche de nous et enfin délestée du poids de son sublime travail.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Le périmètre de Denver,de Vimala Pons du 25 au 28 août 2022 au Théâtre de Carouge.

Conception, réalisation, texte, création sonore et jeu : Vimala Pons

Photos : © Claire-Marine Chassain (banner), Makoto Chill Okubo (inner 1) et Loup Gangloff (inner 2)

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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