Mettre de la bergamote dans ses vieux jours
Scène Vagabonde Festival accueille le dernier chapitre de Bergamote : Échec et veuf. Claude-Inga Barbey et Patrick Lapp, deux monstres du répertoire romand, reviennent nous raconter les aléas d’une vie de couple qui a marqué des générations de spectateur·ice·s. Ne boudons surtout pas notre plaisir par une petite mise en abyme comme une bande-annonce après-coup…
Roger
Alors, tu l’as trouvé comment ce spectacle ?
Monique
Comme nous… Le temps passe…
Roger
Le Tampax ?
Attendrie
Monique
C’est c’que j’dis… C’est comme toi…
Roger
Quoi ?
Monique
Y’a d’beaux restes…
Roger
Pardon ?
Monique
Oui, un peu comme des vieux copains qu’on retrouve… qu’on connaît bien… et qu’on aime quand même.
Roger
C’est quand même touchant cette histoire de couple qu’on suit depuis bientôt 30 ans…
Monique
Si tant soit peu qu’on considère qu’une visite en maison de retraite peut être touchante… Ça sent quand même vachement le sapin. Surtout lui, avec ses problèmes de santé de petit vieux…
Roger
80 ans et toujours debout, c’est pas rien !
Monique
Oui, y’a qu’à voir Biden.
Roger
Moi, c’est elle qui m’a inquiété. Elle n’avait pas l’air très en forme. Comme une ménagère qui réchauffe ses plats… les outils scripteurs… les sorties de cohésion… c’était dans Roberta[1], non ?
Monique
Manuela…
Roger
C’est qui Manu ? Et qu’est-ce qu’il fait là ?
Monique
Mon pauvre Roger… Tu vois, le clin d’œil à Manuela, c’est peut-être une manière d’illustrer les vieux qui radotent, justement. Si c’est ça, c’est assez fin. D’ailleurs, je l’ai toujours trouvée fine, Claude-Inga…
Roger
C’est une image, j’espère.
Monique
On avait dit qu’on touchait pas au physique, tu te souviens ?
Roger
… de pas grand-chose, en somme. Mais tu trouves vraiment que, lorsqu’elle va dans la surenchère pour dépeindre l’avancée inévitable du cancer de son mari, elle est fine ?! Je ne me réjouis pas d’être malade avec toi.
Monique
Reconnais que c’est quand même à mourir de rire.
Elle rigole toute seule.
Roger
Tu es consternante, ma chère. Moi, je trouve que c’est plutôt Patrick qui tire le spectacle vers le haut. Il a toujours quelque chose d’élégant… et cet humour anglais magnifique : l’air de ne pas y toucher, avec la réplique qui fait mouche à coup sûr : un prince du pince sans rire. Du grand art.
Monique le regarde, interloquée.
Monique
Excuse-moi, Roger, mais tu n’y connais pas grand-chose en théâtre, hein ? Toi, c’est plutôt le foot à la télé ou le bistrot avec les copains, je te rappelle… Et tu es capable de t’esclaffer sur des gags comme elle est morte, Adèle. Ça frise la sénilité… Bref, tu n’as aucune idée de la carrière de Claude-Inga. C’est elle le monument…
Roger
Mouais… On va la voir comme on visite un musée…
Monique
Si seulement on la visitait encore…
Roger
Pardon ?
Monique
Non, rien… Je te dis juste qu’elle a une énergie que bien des pré-ménopausées lui envieraient. Tu te rappelles la scène où elle se fait draguer par un vieux beau ? Et qu’elle lui dit ses quatre vérités car elle sait très bien qu’il n’y a plus que les radars qui flashent sur elle… C’est énorme, non ?
Roger
Elle était en surrégime. C’est plus de son âge. J’avais peur qu’elle nous fasse un malaise sur le plateau.
Monique
T’es d’une de ces mauvaises foi, toi. Et quand elle se glisse délicatement entre les phrases de son mari décrépi pour raconter, chacun à leurs souvenirs, leur première rencontre ? C’est pas du grand art, ça ?
Roger
Ouais, là c’est bien. Elle marche dans les traces de son homme, son protecteur, qui défriche encore et toujours la neige vierge des joies de l’enfer conjugal…
Monique
Tu t’entends vraiment, là ?
Roger
Pas trop, non… Faut que je monte mon sonotone, je crois. Tu disais ?
Monique
Tu sais, eux, c’est un peu nous. On traverse notre vie avec. Je me souviens que je les écoutais à la radio…
Roger
Quand tu vois tous les cheveux blancs dans la salle, on se rend en effet bien compte qu’on se rapproche du trou…
Monique
On a le public qu’on mérite… Eux, au moins, ils remplissent des salles…
Roger
À croire que les TPG ont passé un accord avec les EMS de la région pour remplir des bus spéciaux.
Monique
C’est comme ça que tu as eu un billet ?
Roger
Les gens sont conscients que ça ne va pas durer. Mais dans la chute, avant de toucher le sol, y’en a qui pensent qu’ils volent encore…
Monique
Ce que tu peux être négatif, Roger.
Roger
Philosophe, Monique. Comme Pluton.
Monique
Platon, Roger. Pluton c’est une planète.
Roger
C’est pas le chien de Mickey ?
Un temps.
Monique
Tu sais je te regarde et…
Roger
… tu te rends enfin compte de la chance que tu as ?
Monique
Je me dis que c’est beau ce couple qui vieillit, cette tendresse qui fait la nique au temps qui passe… Ça aussi c’est dans Bergamote.
Roger
Ouais… moi je me reconnais surtout dans le rôle du pigeon qui s’est fait rouler parce qu’on lui vend un spectacle nouveau en 2024 et qu’il a l’impression qu’on lui raconte les mêmes choses depuis 1998…
Monique
Là t’es encore de mauvaise foi : le couple c’est l’éternelle répétition, tu le sais bien. C’est fort de montrer cela comme ça. C’est certainement Claude-Inga qui a écrit dans ce sens. Il y a une formidable force d’identification.
Roger
Aller au théâtre pour voir sa vie, tu parles d’une arnaque.
Monique
Fais pas le Suisse allemand, Rodger… Je suis sûr que tu es touché par la force de résonance des différentes étapes de leur vie qui est un peu la nôtre : le nid vide, la retraite, les petits enfants, les agacements quotidiens, la maladie et la mort…
Roger
Une vraie séance de thérapie, en fait. Je me demande si je ne vais pas me faire rembourser par la Lamal…
Monique
Humour, ironie, tendresse et amour, c’est ce que je garde du spectacle.
Roger
Ah ! Parce qu’ils s’aiment en s’envoyant toutes ces vannes ?
Monique
Qu’est-ce qu’on fait, nous, depuis tout ce temps ..?
Il reste sans voix. Il s’approche de sa femme, les yeux mouillés d’émotion, et l’invite à danser sur un choix musical de Claude Blanc. Le téléphone de Roger vibre dans sa poche. Monique le prend et le met dans sa culotte absorbante lavable pour fuites urinaires légères. Elle sourit. Lui aussi. Ils continuent à danser. Jusqu’au prochain épisode.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Bergamote : Echec et veuf, de Claude Inga-Barbey et Patrick Lapp, au Théâtre Caecilia, dans le cadre de Scène Vagabonde Festival, du 8 au 31 août 2024.
Avec Claude Inga-Barbey et Patrick Lapp
Photos : © Alain Wicht
[1] https://www.koreus.com/video/manuela-retourne-ecole.html