Les réverbères : arts vivants

Mettre l’ombre en lumière

Jérôme Richer, son collectif d’actrices engagées et son théâtre social nécessaire ont récemment fait briller les planches et le cœur du public du Loup avec une nouvelle création au titre aussi original que le spectacle : Malgré qu’on me traite comme de la merde je suis quand même gentille.

Que c’est beau le théâtre quand il permet, comme le dit Erri de Luca[1], « de rendre visible les invisibles ». Que c’est fort le théâtre quand il se fait tribune pour défendre des combats populaires face au cynisme sans morale de nos sociétés néolibérales. Que c’est important le théâtre quand il est capable de nous émouvoir intelligement.

Genève, janvier 2019. Un fait divers qui ne défraie même pas la chronique. Des nettoyeuses se mettent en grève pour défendre la sous-traitance et la dégradation de conditions de travail iniques. Elles sont une poignée. Des héroïnes ordinaires. David contre Goliath. Elles résistent. Le monde ne s’en émeut guère, voire s’en fout. Les syndicats essaient d’exister sans défriser les gros banquiers, ces mâles blancs dominants hétérosexuels qui partent en vacances au moment des conflits sociaux. C’est toute cette hypocrisie que notre Dario Fo régional dénonce avec légéreté, ironie et profondeur.

Un théâtre riche d’être pauvre. La première image de l’avant-spectacle est déjà d’une grande force. Sur l’immense plateau nu du Loup, une nettoyeuse et sa sepillière rejouent le mythe de Sisyphe en récurant avec soin le moindre recoin, jusque sous les pieds des spectateur·trice·s du premier rang. Des bourgeois ? Il y a dans cette exposition le dénuement, la fragilité et la solitude liées à ces petits métiers si mal considérés. Débarque alors une horde anonyme et sauvage de capitalistes véreux qui mobbe sans relâche la nettoyeuse jusqu’à ce qu’elle signe un contrat la rendant corvéable à merci. Une vision moderne de l’esclavage dans l’omnipotence désolante du fric sur l’humain, de l’homme sur la femme, du bourgeois sur l’étranger.

Et le rire donc, pour dire des choses très sérieuses sans se prendre au sérieux. Depuis belle lurette, le procédé a fait ses preuves, de Molière à Desproges en passant par Beaumarchais. L’humour pour habiller la critique sociale et faire passer la pilule du propos en créant l’alliance avec un public qui a les moyens d’aller au théâtre. Un public composé en majorité ni de nettoyeuses, ni d’autres petits métiers essentiels qui ne se voient que lorsqu’ils ne sont pas faits… et que personne n’aimerait faire. Un public qui vient au spectacle comme on se met devant le miroir de nos fonctionnements paradoxaux. Un public acquis à la nécessité de dénoncer les injustices sociales… le temps d’en rire ? Car c’est bien à cette issue que Jérôme Richer nous conduits avec sa question finale écrite sur une banderole patchworkée de serpillières multicolores : « Et maintenant, on fait quoi ? »

Oui, cette interrogation ramène à soi. C’est toute l’intelligence d’un théâtre populaire qui amuse et donne à penser. Un théâtre documenté qui ouvre le débat plutôt qu’il ne donne des réponses idéologiques. Bien sûr, on est de gauche, généralement bobo, tendance écolo-Migros. Bien sûr on s’insurge contre la mondialisation en surfant sur le web et en dénonçant « qu’on n’a de cesse de nourrir le monstre qui nous dévore »[2]. Bien sûr, on résiste davantage en chantant France Gall que par nos engagements quotidiens. Il demeure que venir au théâtre découvrir des faits sociaux est une ouverture, un premier mouvement. Et le pari est là : dans la démultiplication de ces espaces de pensée, de ces pas de côté offerts par la médiation artistique qui permettent laborieusement mais sûrement des petites avancées éthiques dans la relation à l’autre. Difficile par exemple, le lendemain du spectacle, de regarder le concierge de notre immeuble de la même manière que si on n’avait pas été au théâtre…

Enfin, à travers ce procédé d’agitprop[3] aux tableaux rythmés et une mise en scène qui avoue ses coulisses (un plaidoyer pour la transparence ?), ces douze jours de grève hivernale parlent d’émancipation. Émancipation de ces travailleuses admirables qui en ont marre d’être traitées comme de la merde. Émancipation d’un auteur qui avoue ses contradictions citoyennes. Et se sert de l’écriture théâtrale comme d’un levier pour mettre l’ombre en lumière. Émancipation de ces six femmes qui occupent enfin seules la scène, hors emprise patriarcale, ce mâle – bravo à lui – qui a même résisté à venir saluer à la dernière… Émancipation enfin d’un public, vous et moi, qui gardera une émotion de ce moment. Et l’Histoire a déjà montré plusieurs fois que, lorsque les émotions individuelles s’agrègent en force collective, cela peut donner des révolutions. Que les utopies d’hier peuvent devenir les réalités d’aujourd’hui. On se plait alors à penser que cette petite grève des nettoyeuses, quelques mois avant la grande grève des femmes du 14 juin 2019, font partie de ces mouvements sociaux qui, trop lentement mais sûrement, transforment le monde… et nous avec. Alors, on fait quoi ?

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Malgré qu’on me traite comme de la merde je suis quand même gentille de Jérôme Richer, au Théâtre du Loup du 4 au 16 octobre 2022.

Avec Donatienne Amann, Fanny Brunet, Camille Figuereo, Julia Portier, Jacqueline Riccardi et Thais Venetz

https://theatreduloup.ch/spectacle/malgre-quon-me-traite-comme-de-la-merde-je-suis-quand-meme-gentille/

Photos : © Isabelle Meister

[1] Écrivain, journaliste engagé, poète et traducteur italien contemporain

[2] Citation d’Yves Clot, psychologue du travail, pour dire notre ambivalence avec le milieu professionnel

[3] L’agitprop prend la forme d’un théâtre imaginatif sans moyens, pour produire des saynètes sur des thèmes tirés de l’actualité, avec des slogans martelés par les acteurs et dans une langue directe et crue, facile à comprendre.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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