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Mondes Imaginaires : inspiration musicale (2)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Aujourd’hui, David Weber vous parle… d’écureuil. Bonne lecture !

* * *

Le grenier

5 mai.

Ça va faire quoi – deux semaines ? Deux ans… je ne sais pas. Les jours sont des dates qui s’alignent sur le papier. Ils ont perdu leurs noms – ils ont perdu leur goût. Ils n’ont plus de rythme, plus de tempo. Ce sont des coquilles vides, des silences sans mélodie. Pourquoi les écrire, encore ?

Dehors, la pluie tombe. Elle étouffe la frappe des bottes, le glapissement des ordres. Efface les mots placardés sur les murs. Les tracts de propagande sont dissous par l’orage ; on oublierait presque que la pluie, à la vérité, n’emporte rien. Ne change rien.

Demain, tout reviendra.

*

6 mai.

Je n’ai pas dormi. L’orage. Ça faisait trop de bruit, ça faisait trembler les murs – ça faisait trembler l’âme. La maison vibrait à chaque coup. La poussière tombait du plafond. À l’étage du dessous, un miroir s’est brisé en tombant. Moi, je suis resté là. Le son était assourdissant. Je n’ai pas bougé, je n’ai plus respiré. J’étais comme une souris apeurée dans son trou.

L’orage, c’est les bombes. L’orage, c’est les hordes de drones qui s’échappent des dirigeables, les aérostats qui vomissent des bataillons de soldats dépourvus de peur. Depuis quand la guerre est devenue si inhumaine, si désincarnée ? On dit qu’à Berlin, le Deutsche Oper s’est évanoui en une seule seconde – rayé de la carte par un de ces rayons qui désagrègent les atomes et effacent l’existence. Le Grand Reich fait tout disparaître. Tout ce qui nous maintenait en vie.

Ce matin est gris comme la cendre – je pense à Stravinsky, L’Oiseau de feu, et à ce moment où les cordes s’évanouissent, brûlées par les plumes incendiaires de l’oiseau. Je me sens brûlé, moi aussi.

Je n’écrirais plus aujourd’hui.

*

7 mai

Que sont devenus les autres ? Nous étions des dizaines. Une famille. Souvent, dans cette maison abandonnée où j’attends qu’on vienne me chercher (car ils viendront me chercher, ça, je n’en doute pas), je pense à eux – à tous les autres.

Sont-ils cachés, eux aussi ? À attendre, comme des rats, que la mort mécanique vienne les prendre ? Que le drone renifleur les débusque ? Sont-ils dans les caves, les égouts – ou, comme moi, dans les greniers ?

Les autres – Yvan, Helga, Peter, Sergueï… tous… tous nous savions que le temps était compté. Nous n’avions pas le droit, nous étions des hors-la-loi. Le Grand Reich, qui doit s’établir pour les mille et mille ans à venir, décide de ce que chacun pense, de ce que chacun est, aime et respire – ce Reich-là n’est pas pour nous. C’est écrit noir sur blanc sur les affiches qui poussent à la délation. Qu’importe si Hitler a, un jour, aimé Wagner. Aujourd’hui, chacun le sait : la musique représente un danger pour la bonne marche de la société. Elle doit être éradiquée.

On ne peut établir l’ordre là où subsiste l’espoir.

*

8 mai

Ma main me fait mal – pourtant, les bandages autour de mes doigts sont secs depuis longtemps. Le sang y fait des croûtes brunes. Je n’ose pas les ôter.

Je me souviens de notre dernière répétition. Nous étions tous là. On jouait la Pavane, celle de Fauré. Les cordes entrent en premier, pizzicato, légères – légères. Les bois, ensuite, pour le thème qui grandit et qui s’enfle… la pulsation d’un grand corps, la respiration légère des arbres, le frémissement des Nymphéas sur un étang de Monet. Nous jouions – plus rien n’existait.

Et puis ils sont entrés.

Qui nous a vendus ? Ça n’a pas d’importance. Nous n’avions pas le droit d’être là. Ils avaient des drones, des chiens, des armes – et l’œil mort de ceux qui ne sont plus humains. Celui à leur tête portait l’uniforme noir des sous-fifres de Himmler ; c’était le seul qui avait l’air encore vivant. Après tout, le Grand Reich ne fait rien au hasard : si la lobotomie chirurgicale rend les soldats dociles, elle est à déconseiller sur les officiers, suffisamment endoctrinés pour rester maîtres de leurs actes tout en obéissant aux ordres.

Les actes de celui-là ont consisté en une rafle en règle. Yvan, Helga, Peter, Sergueï… tous, ils comptaient sur moi. N’étais-je pas celui qui devait protéger, qui devait guider ? Mais l’homme en uniforme noir m’a arraché ma baguette. Il m’a brisé la main et les a emmenés.

*

9 mai

Les jours qui ont suivi cette dernière répétition disparaissent de ma mémoire. L’orchestre a été bringuebalé – de camions en cachots, de salles d’interrogatoire en prisons. Nous avons été séparés, nous avons été déportés. C’est seulement le hasard, le hasard et un sursaut chaotique de chance, qui m’a permis de survivre.

J’ai profité d’un camion à l’arrêt, d’une relève de la garde, pour m’enfuir.

J’ai rampé dans la boue. J’ai dormi dans les rues. Cette maison (à qui appartient-elle ?) est devenue un refuge pour attendre la mort. Le Grand Reich ne me laissera pas exister – ne nous laissera pas exister. On brûle les instruments, on déchire les partitions. Les chanteurs ont les cordes vocales arrachées ; les musiciens, les doigts brisés, les lèvres cousues, les mains…

… mais à quoi bon ressasser ? Ça ne change rien. La musique doit disparaître, aussi sûrement que les lambeaux d’humanité auxquels nous nous accrochons tous, désespérément. Toute la science, toute la technologie de ce milieu de siècle s’est donnée rendez-vous pour l’apocalypse. Je ne suis plus chef d’orchestre.

C’est aussi simple que ça.

*

Celui qui attend ferme les yeux. Il sent la mort qui rôde – qui rôde et se rapproche. Tout est perdu. Alors, sur le rebord de la fenêtre, dans ce grenier où il se terre, une mésange se pose. Elle ouvre son bec.

Et pousse trois notes. Un chant. Un espoir.

Magali Bossi

À lire en écoutant : la bande-originale de Crimson Peak de Guillermo del Toro, composée par Fernando Velasquez (2015).

Photo : ©ktphotography

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Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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