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Mondes imaginaires : Peindre avec les mots (3)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires propose donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires propose un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Celui d’aujourd’hui est signé Magali. Son défi ? S’inspirer d’une œuvre picturale contemporaine, pour laisser voguer son imagination. Bonne lecture !

* * *

La Bête

Le corps livide de l’homme gisait sur le tissu sale qui, par contraste, paraissait blanc.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Près de la tourbière. Il a dû mourir durant la nuit. Ses hardes étaient déchirées ; ses entrailles, dévorées. On a ramassé sa tête à quelques pas, dans un fossé.

— Aucune trace de…

— Aucune. Vous savez bien que non.

Estienne retint son souffle. Le cœur battant, il frotta ses mains moites contre la méchante bure qui lui ceignait le corps – si le Père Abbé se rendait compte qu’il espionnait… à cette heure, Estienne aurait dû être au jardin, en train aider les frères cultivateurs à sarcler les mauvaises herbes ou à ramasser les dernières courges de la saison… ou au moulin, à mener Aubette, l’ânesse du monastère, pour faire tourner la meule et moudre le grain. Il y avait encore tant à faire – tant à faire, car l’automne avançait de ses pas de géant, rouge et implacable comme l’ogre dans les contes, et bientôt, trop vite, l’hiver serait là.

Seulement voilà, Estienne n’était ni au jardin, ni au moulin. La faute à la rumeur, qui s’était répandue comme une tempête dans le monastère. On en a trouvé un, encore un ! murmurait-on. Défiguré, la peau en charpie. Comme les autres. On se signait, on récitait une prière. C’est encore la Bête !

La Bête – il faut dire qu’en cet automne rouge de l’an de grâce 1346, le Gévaudan ne parlait que de ça. Le poil cendreux, une trainée blanche dans le dos. Une gueule énorme… et des yeux… comme des braises brûlantes ! Les villageois avaient peur, on organisait des battues, le châtelain mettait la tête du monstre à prix… rien n’y faisait. Estienne, de ses yeux d’enfant, regardait sans poser de questions. On apportait des corps convulsés de terreur, vidés de leur sang, les boyaux dévorés. Les frères herboristes ne les soignaient pas, car ceux qu’on menait à eux étaient déjà morts.

— L’œuvre du Démon, murmura le Père Abbé en esquissant le signe saint.

Il se tenait debout dans la lumière jaunâtre de la fin du jour, debout près du lit de l’homme déchiqueté, au milieu de la petite salle voûtée qui faisait office d’infirmerie. De l’endroit où il se cachait, dans le renfoncement du mur, Estienne voyait son crâne planté de cheveux épars qui luisait dans la lumière. À ses côtés, le Bibliothécaire se grattait le menton d’un air pensif. Ses doigts tachés d’encre attestaient que, plus tôt dans la journée (bien avant qu’on amène à eux le cadavre décapité), il avait mélangé les encres rares – le sépia brun, l’oxyde de cobalt, le cinabre et le safran… sans oublier l’or, l’or, bien sûr, qui rendait gloire à Dieu. Dans peu de temps, les copistes quitteraient le calme de l’étude et de la Bibliothèque pour vaquer à leurs devoirs, avant l’office du soir. Ce serait alors à Estienne de balayer le sol de pierre.

— Vous savez ce que cela veut dire, dit le Bibliothécaire.

Le Père Abbé se retourna brusquement.

— Bien sûr. (Sa voix était sèche, comme le sont les prunes laissées dans les celliers à la fin de l’hiver.) Nous devons en référer à Rome. Nos prières se révèlent impuissantes, le Pape…

Mais des bruits de pas délogèrent soudain Estienne de sa cachette, arrachant ses yeux d’enfant au spectacle de l’homme décapité qui gisait, livide, sur un tissu sale rendu blanc par le contraste de la mort.

— Hé, toi… !

L’enfant ne se retourna pas pour voir qui le hélait. Il poursuivit sa cavalcade jusqu’au bout du couloir, tourna à gauche, trois fois à droite, une montée de marches, une porte, deux, encore à gauche… le voilà devant la Bibliothèque. Il pousse la porte de l’étude.

La referme. Souffle.

Les copistes avaient laissé l’endroit en l’état, leurs plumes sagement rangées dans les encriers, comme des rapaces domestiqués. Pour Estienne, l’endroit avait toujours possédé une aura de fascination – l’odeur des parchemins, le grattement des mouvements lestes des scribes… et ces signes, mystérieux, cabalistiques, qu’ils traçaient sans relâche et qui signifiaient tout. Enfant de paysans, Estienne ne savait pas lire, encore moins écrire. Si on l’avait confié aux moines, ce n’était pas (comme il l’avait cru durant sa petite enfance) pour en faire l’un d’eux, mais pour servir aux tâches requérant de la force brute du corps. Estienne n’apprendrait jamais à lire, encore moins à écrire.

Encore essoufflé, l’enfant attrapa un balai de joncs. Dans la lumière couchante de l’automne rouge, il se mit à l’ouvrage, sifflant distraitement un vieil air du Gévaudan que, quelque part peut-être, la mère qui l’avait un jour porté se rappelait aussi. Que disait la chanson ? Il ne se rappelait pas les mots – seulement qu’elle sentait le givre sur les feuilles, les cailloux rendus glissants par la boue, le long hiver qui mord et le pelage des loups. Il balayait.

Bien vite, cependant, il suspendit ses gestes. Hypnotisé, comme les jours et les jours avant celui-ci, par les plumes sagement rangées dans les encriers. D’ici, il lui semblait entendre leurs cris de rapaces domestiqués… Abandonnant son balai, il fit quelques pas. Sur une des tables, un frère copiste avait laissé une chute de parchemin – un bien mauvais morceau, en vérité, raturé et taché, sur lequel l’encre avait fait comme un trou noir, béant. Ce n’était pas grave. Estienne attrapa une plume, la trempa dans l’encre. Comme les jours et les jours avant celui-ci, il traça des traits. Le trou, dans le parchemin rugueux, devint l’œil sombre d’un animal dont, peu à peu, les contours se précisèrent. Le poil cendreux, une trainée blanche dans le dos. Une gueule énorme. Et des yeux… des yeux, comme des braises brûlantes.

Un hurlement retentit au loin, hors des murs du monastère.

Ça venait de dehors, de vers les tourbières, à l’orée de la robe que les sapins tissaient sur les contreforts du Gévaudan. Estienne ferma les yeux, revenant à lui. La plume lui tomba des mains : comme hier, comme les jours et les jours avant celui-ci, le dessin du monstre frissonnait au bout de la plume, encore humide d’encre fraîche.

Un autre hurlement. Il faut que ça cesse. C’est sur cette pensée qu’Estienne empocha le dessin et s’enfuit de l’étude.

*

Le lendemain, la peste noire envahissait le Gévaudan comme une gueule affamée. Elle emporta Estienne en trois jours, des bubons purulents aux aisselles, le chant des loups le guidant dans les fièvres.

La Bête ne refit plus parler d’elle – jusqu’à la prochaine fois.

Magali Bossi

Photo : © mystraysoul

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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