NIFFF 2024 : Paon
En juillet dernier, le Neuchâtel International Fantastic Film Festival (ou NIFFF, pour les intimes) battait son plein dans les rues et les salles obscures de sa ville d’attache ! À cette occasion, Magali Bossi animait un atelier 100% imaginaire et science-fiction, inspiré de la sélection cinématographique du festival.
Co-organisé par La Pépinière, cet atelier « Au-delà du réel ! » proposait aux participant·e·s de s’inspirer de la rétrospective du NIFFF (Eat the Rich), consacrée aux luttes de pouvoir entre classes dominantes et dominées. Au programme ? Des films aussi différents que Matrix (1999), Gattaca (1997), Midsommar (2019), Nuevo Orden (2020), Rope (1948) ou encore Good Madam (2021). Mais attention ! Quelques contraintes loufoques, guidées par le hasard, se sont glissées dans les rouages de la machine…
En partenariat avec le NIFFF, nous publions aujourd’hui les textes issus de cet atelier. La plume (de paon !) du jour est celle, poétique et humoristique, de Yasmine Briacca.
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Paon était un oiseau de grande taille, le plumage fin, le bec élégant, les pattes gracieuses. Ses maîtres, Ida et Léonard, en étaient très fiers. Une fois par mois, Mme Ida et son « cher Léo’ » donnaient une réception dans le jardin du Manoir (en été) ou dans le Grand Hall (en hiver). À cette occasion, Paon était choyé durant la journée : polissage du bec, griffunure et cirage du plumage. Il était ensuite disposé sur un coussin de velours et, aux alentours de minuit, apporté à ses maîtres. Ida prenait alors un malin plaisir à lui arracher la plus belle et la plus longue de ses plumes et à s’en servir comme d’une tiare : c’était elle, la Reine de la fête. Elle régnait sur le Manoir comme le lion dans la savane. Léonard (son « cher Léo’ ») était plus réservé, mais il prenait plaisir à être juste à côté de son rayonnement, à prendre un peu de la lumière qui s’adressait avant tout à sa femme.
Mme Ida et Léonard avaient une fille : Amy. Amy était dénuée de tout orgueil. Elle avait tout juste cinq ans, mais elle se comportait déjà comme une dame, une vraie dame. Paon éprouvait un peu d’admiration pour cette jeune bourgeoise au cœur pur. Après tout, on ne choisissait pas où l’on naissait. À contrario, Paon ressentait un dégoût hors norme envers Léonard et surtout envers leur maîtresse à toutes et tous : Mme Ida. Mme Ida était méchante, monstrueuse, hideuse.
Même avec la plume volée sur la tête, elle était moche.
Paon, après s’être fait voler son plumage aux yeux de tout le monde, allait se réfugier dans un arbre. Du haut de sa branche, il entamait alors un chant rituel, un appel à la Lune, un appel au secours. Court-court-long, court-court-long, court-court-long. Jusqu’à ce que sa voix l’abandonne, et qu’il sombre dans une sorte de coma : épuisé physiquement et bouleversé moralement.
Amy avait essayé de lui parler, en vain. Mme Ida avait menacé de le tuer, sans résultat. Léonard avait acheté des pamirs. Son chant était le prix à payer pour le vol de sa plume.
Paon avait tenté de s’enfuir, mais il ne savait pas où aller et un oiseau de sa taille ne passerait pas inaperçu. Des brigands pourraient le tuer pour tirer quelques sous de son plumage : les gens du peuple en étaient réduits à maintes bassesses, du moins selon Mme Ida et Léonard.
Paon commença à réfléchir à toute vitesse.
Beaucoup de temps s’était écoulé depuis son import du Sri Lanka. Il ne savait pas comment y retourner ; il avait perdu sa famille et ses amis, capturés en même temps. Il n’avait plus grand-chose à perdre. Grâce à Amy, il oubliait un peu son chagrin durant la journée… mais elle commençait l’école en septembre et Paon savait que ses journées seraient des suites d’un ennui mortel. Paon ne voulait pas mourir d’ennui. Paon voulait se venger d’Ida, lui montrer qu’il ne lui appartenait pas, que sa vie ne lui appartenait pas. Et même : que c’était la vie d’Ida qui dépendait de celle de Paon.
Pour ce faire, il échafauda un plan…
À 10 heures, lorsque « Madâme » Ida se coiffait devant son petit miroir en or, Paon grimpa sur le rebord de sa fenêtre. Il attendit que ses cheveux soient crêpés correctement et qu’elle sorte de sa chambre pour s’emparer du miroir. À midi, Ida sortit sur la terrasse pour se faire servir son repas et elle constata alors le plus grand drame de sa vie : son paon, son paon si cher, son paon importé, son paon utilisé… celui-là même qui faisait tout son orgueil, celui sans lequel elle ne brillerait pas en société, oui, ce paon, était en train de prendre feu. Il avait malicieusement placé le miroir en or sur une branche d’arbre et le rayon dirigé sur son plumage lui avait permis de s’enflammer, sous les yeux horrifiés de sa maîtresse. Le temps que le jardinier remplisse un seau d’eau et éteigne Paon, sa chair avait suffisamment brûlé pour qu’aucune plume ne repousse jamais.
Paon était devenu laid aux yeux des bourgeois. Amy continuait de lui montrer son affection, mais elle fut envoyée en internat à la fin de l’été. Le dernier jour du mois de septembre, Mme Ida organisa une réception. Paon jubilait du fond de sa cour : il ne subirait pas d’humiliation aujourd’hui.
À minuit, on servit un plateau en or… sur lequel se trouvait Paon, du persil dans le bec et la chair rôtie juste ce qu’il faut.
Yasmine Briacca
Photo : © stux