Nuit sociale en Chine
Le cinéaste documentaire Wang Bing offre une plongée immersive et bouleversante dans le quotidien des jeunes ouvriers et ouvrières de Zhili, cité phare de l’industrie textile chinoise. Ou comment renouer avec les cadences infernales de la naissance du travail à la chaîne au 19e siècle en Europe. Sans misérabilisme.
À travers 2 500 heures de rushs tournés sur six ans, le cinéaste capte avec une minutie obsédante la routine et les aspirations de cette jeunesse exploitée, oscillant entre dynamisme débordant et désillusion. Jeunesse (Les Tourments) et Jeunesse (Le Retour) nous transportent dans les ateliers textiles de Zhili, dans la province de Zhejiang. Ces films captent le quotidien d’un jeune prolétariat venu des campagnes pour travailler dans des conditions éprouvantes. Ils dorment sur place, jonglant entre la répétition mécanique des tâches et leurs moments de camaraderie, de doute ou de rêverie. La caméra de Wang Bing s’attarde sur les gestes, les regards et les conversations, révélant une humanité brute, souvent dissimulée derrière les chiffres de la croissance économique chinoise.
Ce qui frappe dès l’entame? La rumeur permanente des machines à coudre. Ces sons, monotones et hypnotiques, deviennent la musique des Temps modernes d’une jeunesse forclose dans une routine oppressante. La caméra, souvent au ras du sol, du plan de travail ou au plus près des visages, capte les gestes précis, presque chorégraphiés à force d’être remis sur le métier, des ouvriers. Leurs mains agiles et leur endurance évoquent une danse mécanique, où chaque mouvement est dicté par le temps métronomique et l’efficacité.
Cinéaste des marges
Réputé pour sa capacité à rendre visibles les marges, Wang Bing s’est imposé comme un maître du documentaire immersif. Depuis À l’Ouest des rails (2002), fresque de neuf heures sur le démantèlement de l’industrie sidérurgique chinoise, il arpente avec minutie les méandres de la société chinoise contemporaine. De la misère rurale (Les Trois Sœurs du Yunnan) à l’isolement des asiles psychiatriques (À la folie), sa caméra saisit l’intime au cœur de systèmes oppressifs.
Avec sa trilogie Jeunesse, et ses trois volets Le Printemps (2020), Les Tourments (2024) et Le Retour (2024), il s’attaque à l’industrie textile, un pilier de l’économie chinoise où convergent des milliers de jeunes migrants et migrantes des régions rurales. Nous sommes à Zhili, un bourg situé dans la ville de Huzhou, (Province du Zhejiangville) La production textile concentre l’industrie des vêtements pour enfants couvrant plus de 80% du marché intérieur.
Cycle infernal
Ses 18 000 ateliers, deviennent le théâtre d’une exploitation où le labeur incessant rythme l’existence. Wang Bing y révèle un cycle répétitif et aliénant, où l’énergie juvénile peine à échapper aux contraintes économiques. Ainsi, les patrons se retrouvent souvent endettés et coincés dans une compétition qui les dépassent. Ils deviennent des courroies d’un système de production, dont les profiteurs ont pour noms Shein et Alibaba, multinationales chinoises de vente en ligne.
La seule possibilité d’ascension sociale pour la personne qui travaille et vit en atelier H24 est de devenir propriétaire… d’un atelier. Et à son tour de surexploiter sa main d’œuvre. Sauf que désormais la tendance est à l’automatisation des tâches et à l’intégration de l’IA à tous les échelons de la production. Celle-ci, de qualité souvent médiocre, étant destinée à plus de 80% au marché intérieur.
Voici des expériences sensorielles, où le regardeur et la regardeuse sont immergé·e·s dans un monde qui pulse au rythme des machines, des rires, des tensions et des silences. Wang Bing dépasse ici le rôle de simple observateur : il se fait passeur, reliant le quotidien oppressant de ces jeunes ouvriers à nos réalités consuméristes.
Vie au travail
Deuxième volet de la trilogie, Jeunesse (Les Tourments) expose un portrait vibrant et nuancé de forçats de l’industrie textile dont la plupart n’ont pas la vingtaine. Malgré les treize heures de travail quotidien, six jours sur sept, les jeunes ouvriers investissent les espaces restreints de leurs dortoirs pour y insuffler de la vie. Jeux, danses, tensions amoureuses et fêtes s’imposent comme des échappatoires éphémères à l’incroyable monotonie du travail.
Ces êtres échappent à une campagne où le silence règne, interrompu seulement par des bribes de conversations ou les bruits des pas sur les sentiers. Ce contraste entre les environnements industriels claustrophobes et la nature vaste mais dénuée de perspectives accentue l’idée d’un cycle d’oppression systémique. Ainsi, même les retours à la maison en famille et parmi les proches sont marqués par l’impossibilité de rupture.
La caméra de Wang Bing, toujours en mouvement, capture les moments de complicité autant que les instants de négociation tendue avec des employeurs intraitables. L’humour côtoie le désespoir, dessinant un tableau poignant d’une jeunesse qui, bien que broyée par le système, ne cesse de rêver d’un avenir meilleur. Cependant, ces rêves s’accompagnent souvent d’un paradoxe : devenir à leur tour les exploitants dans cette même chaîne sans fin.
Retour aux sources
Plus contemplatif, le dernier volet de la trilogie, Jeunesse (Le Retour), emmène ce prolétariat juvénile sur les routes du retour pour le Nouvel An chinois. Entre les montagnes du Yunnan et les rives du Yang-Tsé-Kiang, les retrouvailles familiales deviennent un miroir brutal de la précarité rurale. La beauté des paysages contraste avec l’absence criante de perspectives, accentuant le sentiment de désenchantement.
Wang Bing filme avec une lenteur méditative, laissant le temps à l’œil de s’imprégner des silences, des regards et des gestes. Si les rituels festifs et les mariages apportent un bref répit, l’ombre tutélaire de l’atelier est omniprésente, rappelant que le cycle du travail reprendra bientôt son cours implacable.
Fresque humaniste et critique
La trilogie Jeunesse dépasse le simple constat sociologique pour interroger notre propre rôle de spectateur-consommateur. Les vêtements cousus dans ces ateliers se retrouvent dans les rayons des grandes marques occidentales. Par cette mise en lumière, le réalisateur souligne l’interconnexion des systèmes économiques et invite à réfléchir sur les conditions invisibles derrière les produits de la fast fashion.
En d’autres termes, un segment de l’industrie vestimentaire caractérisé par une mode jetable à prix cassés. Dominée par Shein, le géant chinois de l’ultra fast fashion à la croissance démesurée de plus de 30 % par an, elle est basée sur un renouvellement incessant des collections. Ses impacts au plan social, environnemental et humain sont catastrophiques.
L’approche de Wang Bing, immersive et répétitive, n’est pas sans risques : la monotonie des scènes peut sembler pesante. Mais cette répétition est précisément le propos du réalisateur. En nous plongeant dans ce quotidien lancinant, il nous fait ressentir, presque physiquement, le poids de ces existences broyées par le travail, mais souvent désinvoltes, dragueuses parfois blagueuses si ce n’est joyeuses dans le petit théâtre claustrophobe de leurs vies scarifiées, l’atelier.
Frank Lebrun
Références :
Black Movie. Maison des arts du Grütli, Cinémas du Grütli, Cinéma Spoutnik, Genève. Jusqu’au 26 janvier.
Jeunesse (Les Tourments). Grütli Salle Langlois 23.01.25 à 18h30, Cinéma Spoutnik, 26,01.25. Jeunesse (Le Retour). Grütli Salle Langlois. 24.01.25 à 18h30. Cinéma Spoutnik, 25.01.25 à 14h. Cinéma Spoutnik. Conversation avec Wang Bing. Modération: Bastian Meiresonne, consultant cinéma asiatique, Samedi 25 janvier à 17h. Cinéma Spoutnik.
Photos : ©DR