Octo tempora : quand les saisons s’invitent sur scène
Le vendredi 18 août, l’Espace Vélodrome se transformait en salon de danse. Du tango au baroque, Octo tempora (Les Huit saisons) faisait se rencontrer Antonio Vivaldi et Astor Piazzolla, dans le cadre de Festiv’Baroqueries. Le tout, sous la houlette du chorégraphe Antonio Gomes.
Imaginez un salon de danse, quelque part dans les bas-fonds de Buenos Aires… ou alors, est-ce à Venise ? Vous poussez la porte. Vos pas résonnent sur le parquet, un grand miroir vous accueille. Un porte manteau pour accrocher votre chapeau… et, disséminés çà et là, des tables, des chaises invitant au repos et à la confidence. Perché sur une estrade, un orchestre attend – archet en main, soufflet de bandonéon ouvert.
Et puis… la danse commence.
Rencontre du bout du monde
Présentée dans le cadre de Festiv’Baroqueries, Octo tempora (Les Huit saisons) est une rencontre – celle de deux bouts du monde que rien, apparemment, ne destinait à voisiner… si ce n’est une thématique commune. Cette rencontre, c’est celle du baroque et du tango, imaginée par le chorégraphe Antonio Gomes. Comme il nous l’expliquait en amont de la première, Octo tempora est conçu comme un pas-de-deux entre les Quatre saisons d’Antonio Vivaldi et celles du compositeur Astor Piazzolla. Du nord au sud, les saisons se répondent – comme une façon de réunir deux bouts du monde. Mais Octo tempora, c’est aussi une rencontre entre les arts, un patchwork interdisciplinaire où la danse fait écho à la musique live, où la théâtralité de la chorégraphie répond aux poèmes lus entre les différents tableaux…
De printemps à printemps
Tout commence avec un texte, récité en voix off : un calendrier s’égrène au fil des vers – ceux de Rosemonde Gérard Rostand[1], publiés dans le recueil Les Pipeaux (1889). « Janvier nous prive de feuillage / Février fait glisser nos pas / Mars a des cheveux de nuage / Avril, des cheveux de lilas… » Après quelques battements d’ailes du « Papillon » d’Alphonse de Lamartine, les premières notes résonnent.
Le quatuor Terpsycordes (Girolamo Bottiglieri, Raya Raytcheva, Caroline Cohen Adad et Florestan Darbellay) nous emporte dans le tourbillon du Printemps de Vivaldi. Danseurs et danseuses (Livia Barbe, Vincenzo Cernicchiaro, Valentin Droz, Konstantina Fytrou, Lua Gomes et Ludivine Heubi) font corps, ensemble : les voici arbre, dont les premiers bourgeons frémissent sous les rayons timides du printemps. L’énergie des instrumentistes répond à la percussion des corps, aux genoux qui touchent soudain terre, aux claquements des talons sur le sol, aux froissements d’un air bousculé par le mouvement. L’énergie de ce printemps où tout semble possible se suspend soudain, en un pas de deux où la mélodie plane, très haut dans le ciel – comme les mouvements de la danse.
Ce premier tableau ouvre sur un voyage : celui qui va nous mener du Printemps de Vivaldi à la Primavera porteña de Piazzolla, au fil de huit tableaux entrecoupés de poèmes (on entendra, par exemple, la « Chanson d’automne » de Verlaine ou « Automne malade » d’Apollinaire). Entre ces deux printemps, chacun vécu dans un hémisphère différent, nous frémissons ensemble au rythme d’un grand cycle : étés, automnes et hivers se font écho et, sur scène comme dans les gradins, artistes et publics vibrent au même tempo.
Quand la saison devient sensation
Pourtant, Octo tempora (Les Huit saisons) n’ambitionne pas de mimer simplement un parcours des saisons, de raconter les fleurs, l’orage, les feuilles mortes ou les premières gelées. Plutôt que de se concentrer sur la mimésis des éléments naturels (déjà exprimés à travers la musique), il s’agit pour le chorégraphe Antonio Gomez de faire ressentir les sensations corporelles et les émotions qui traversent chaque être humain au fil des saisons.
Du baroque au tango, les costumes changent – on enfile un gilet, des chaussures à talons… on saisit une valise, on se coiffe d’un chapeau. Les corps prennent des attitudes différentes, selon que la saison soit vécue à Venise… ou à Buenos Aires. À l’explosion foisonnante du printemps succède la langueur de l’été, le déchirement de la chaleur qui alanguit les êtres : comme un chat paresseux, on roule au sol, le corps prisonnier de la lourdeur… avant d’être projeté·e dans une frénésie orageuse, faite de sauts et de violence. L’automne y met un brusque frein : autour des tables et des chaises, on se réunit pour parler, manger, rire ou se disputer. Dans un pas-de-deux masculin qui rappelle certaines créations de Maurice Béjart, on s’affronte, on se querelle, on s’aime. C’est ensuite aux femmes de s’attabler pour vivre, en toute sororité, le lent glissement vers l’hiver… La mélancolie du bandonéon répond alors aux plaintes des cordes, tandis que, dans une lumière changeante, les premiers flocons poussent les corps vers l’endormissement, le repli sur soi – le calme avant le retour du printemps.
Bribes attrapées
Il y aurait mille et mille choses à dire encore sur Octo tempora (Les Huit saisons) – mais comment résumer sans le briser un moment où la sensation est reine ? Toute tentative d’analyse semble vaine ; on se contentera de faire remontrer des bribes, conservées longtemps dans la mémoire…
La valse des ballons blancs, au cœur de l’hiver, lancés comme dans un jeu d’enfants ou un rituel de jadis, pour chasser le froid…
La lumière qui épouse les corps, le pied d’une chaise, l’archet d’un instrument, sans vouloir s’en décrocher…
La déconstruction du décor, tables et chaises prenant vie à mesure qu’on les déplace pour suggérer d’autres imaginaires, à la fois proches et lointains de cette salle de danse où notre voyage a commencé…
La diversité des corps, des énergies, des personnalités, loin des carcans souvent figés par une tradition qui valorise d’ordinaire certains types de physiques : on danse, on vit et c’est tout ce qui compte…
L’équilibre parfait entre le chœur, l’ensemble, le tout – et la singularité, chacune et chacun étant mis en valeur, dans un solo ou un duo, à tour de rôle…
L’entremêlement incessant des arts : qui danse, qui joue ? Où s’arrête la musique, où commence la chorégraphie ?
Et bien d’autres choses encore – résumées en un seul mot : merci.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Octo tempora (Les Huit saisons) d’Antonio Vivaldi et Astor Piazzola, le 18 août 2023 à l’Espace Vélodrome, dans le cadre de Festiv’Baroqueries (8e édition).
Mise en scène et chorégraphie : Antonio Gomes
Avec Livia Barbe, Vincenzo Cernicchiaro, Valentin Droz, Konstantina Fytrou, Lua Gomes et Ludivine Heubi (danse)
Musique : Girolamo Bottiglieri, Raya Raytcheva, Caroline Cohen Adad et Florestan Darbellay (Quatuor Terpsycordes) et William Sabatier (bandonéoniste)
http://www.festivbaroqueries.ch/
Photo : © Japa Wilder (banner) et Antonio Gomes (inner)
[1] Dont vous connaissez peut-être l’époux, Edmond, auteur de la pièce Cyrano de Bergerac.