On est bien, ensemble, autour du feu
La Parfumerie se réchauffe à nouveau au grand brasier de l’humanité grâce à un spectacle multiforme orchestré par l’infatigable passeur d’histoires Patrick Mohr, troubadour tisseur de liens entre les cultures et les arts. Mémoire du feu est à déguster sans retenue jusqu’au 19 octobre.
On les retrouve comme on retrouve des vieux copains. Et tout de suite cela fait du bien. Patrick, Amanda, Roly… Tant de fois déjà on a frissonné grâce à leurs talents de comédien-ne, de chanteur-se ou de danseur-se. Ce coup-ci les voilà accompagné-es de Victor et Denis. Le premier, volubile et chaleureux, sera un des conteurs principaux du soir tandis que l’autre, discret mais diablement efficace, rythmera tout le voyage de sons très à propos.
Mémoire du feu s’inspire de la trilogie du grand écrivain uruguayen Eduardo Galeano (1940–2015), journaliste, poète et chroniqueur des luttes sociales l’Amérique latine. Son œuvre foisonnante, tissée de récits, de mythes et de témoignages, donne voix aux sans-voix1, aux peuples opprimés, aux femmes, aux esclaves, aux exilé-es et aux indigènes effacé-es des livres d’histoire. Le spectacle lui rend hommage dans une fresque sensible et engagée, perlée de légendes, de récits et de chants. « Chaque jour a une histoire qui mérite d’être racontée, parce que nous sommes faits d’histoires », écrivait Galeano. Le feu qui trône au milieu de la scène en est la flamme vive.

Ainsi, près de cinq siècles de la Grande Histoire du continent sud-américain, faite d’une infinité de petites histoires, vont faire vibrer nos humanités blessées mais vite réconciliées à la chaleur de ce qui nous réunit ici. Nul besoin de fil rouge, il suffit de se laisser aller dans ce kaléidoscope narratif qui traverse de manière éclectique les pays et les époques. Sous les lumières douces des projecteurs s’allument les thèmes de la colonisation, de la migration, de l’exil… Des voyages maritimes précolombiens aux massacres génocidaires des conquistadors, des catastrophes naturelles aux dictatures iniques, à travers tant de révoltes populaires pour faire advenir nos démocraties imparfaites et toujours en péril, cette mosaïque vivante et sensorielle est un hymne à la résistance, à la résilience et à la liberté. Hasta la victoria, siempre.
Près de deux heures durant (qu’on ne voit pas passer), nos géniaux saltimbanques déploient la grande palette de leurs talents pluridisciplinaires au service d’un récit polyphonique et polyglotte. Le français et l’espagnol se marient, le texte devient musique, la musique langage. Se découvre alors peu à peu une fresque poétique et politique de l’esprit métissé de l’Amérique latine.
La scénographie, simple et lumineuse, place donc un âtre au centre de la scène : le feu, gardien et confident des récits humains. Le feu, magique, mémoire des hommes, trait d’union entre passé et présent, chaque braise racontant un destin, un combat, un rêve ressuscités dans la fumée des mots. Autour, comme pour la palabre africaine, le public s’installe dans des hamacs. Cette assise originale est une belle trouvaille. Hormis le charme ajouté au spectacle, cela donne la possibilité d’être dans une écoute flottante, se berçant tranquillement dans un geste archaïque qui renvoie à nos enfances. Le mapping vidéo fait le reste en transformant les murs décrépits de la Parfumerie en mémoire visuelle. Ombres, photographies, cartographies et images d’archives insolites (la pluie de poissons…) viennent ainsi embellir l’ensemble.

N’oublions pas la musique, jouée en direct, mêlant rythmes afro-cubains, amérindiens et hispaniques, dans un dialogue intime entre guitares, percussions et autres instruments indigènes. Et quand la voix d’Amando Cepero se détache dans sa beauté poignante, on a la sensation qu’elle sait traverser le temps pour se reconnecter avec tous les anciens. Frissons garantis, à nouveau.
On pense aux Mille et une nuits latino-américaines, à cette capacité du récit à tenir tête à la peur, à la violence, à la solitude. Ici, le brasier de l’humanité devient mémoire, lien et espoir face au vacarme du monde – Trump, Milei, Gaza, Kiev, le climat ou le populisme à 30% hier soir aux infos. Alors on aimerait rester encore longtemps dans ce cocon tissé de la soie des histoires méconnues. Car on comprend que raconter, c’est résister. Et qu’en le faisant, on y retrouve l’essentiel : l’écoute, la chaleur, la solidarité. De ce qui fait l’humanité de l’homme. Une œuvre nécessaire, qui rappelle que la mémoire n’est pas un exercice du passé, mais une promesse faite à l’avenir.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Mémoire du feu, d’après l’œuvre d’Eduardo Galeano, au Théâtre de la Parfumerie, du 30 septembre au 19 octobre 2025
Mise en scène : Patrick Mohr
Avec Amanda Cepero, Victor Cova Correa, Roly Berrio, Denis Favrichon et Patrick Mohr
https://www.laparfumerie.ch/evenement/memoire-du-feu-theatre-spirale/2025-09-30/
Photos: © Moïse Morales

