Les réverbères : arts vivants

On ne naît pas femme, on le devient

Dans le nouvel écrin du Théâtre Silo du Lac à Renens se joue jusqu’au 29 février l’Âge de la Prune, nostalgique et puissant journal familial qui rend hommage, à travers plusieurs générations, à la dignité de la femme.

Le spectacle commence avec la magnifique voix grave et chaude d’Amanda Cepero nous offrant « la Llorona », chant traditionnel mexicain de l’immense Chavela Vargas :

« J’ai deux baisers dans mon âme, Llorona
Qui ne me quitte pas
Le dernier de ma mère, Llorona
Et le premier que je t’ai donné… »

C’est un message d’Eleonara à sa sœur Celina. Leur mère va bientôt mourir. Arrive enfin le temps de se dire les choses pour s’en libérer. Elles ont grandi ensemble dans une maison comme on en trouve dans les romans vertigineux de Gabriel Garcia Marquez[1]. Un lieu peuplé de filles, de femmes, de fantômes, de rats, de solitude… et d’alcool de prune.

Le prunier, symbole de la maison, est omniprésent dans ce texte à strates d’Aristides Vargas, auteur argentin qui a fui la dictature et dont toute l’œuvre est traversée par le traumatisme de l’exil et la quête d’identité. Le prunier défie le temps. Sous ses branches, des générations de femmes ont rêvé à une vie meilleure. Une vie où elles pourraient être considérées dans le respect de ce qu’elles sont et pas seulement réduites à leurs rôles d’épouse, de domestique, de servante ou stigmatisées dans leur différence. Une vie où l’ivresse du vin de prune serait enfin remplacée par celle de la tendresse, de l’amour et de l’épanouissement personnel.

La metteuse en scène Iria Diaz questionne depuis longtemps, à travers son travail, la place des femmes dans la société. Ce texte lui a fait penser à celui de Federico Garcia Lorca, la casa de Bernaba Alba, l’espoir en plus. Elle s’en empare avec délicatesse et intelligence. Il y est donc question de la condition de la femme, de toutes les femmes, et de leur émancipation. En feuilletant l’album familial, on en rencontre plusieurs : la grand-mère, les tantes, les grands-tantes, les filles… et bien sûr la mère.

À tour de rôle, mélangeant les générations, elles prennent la parole pour dire ce qu’elles endurent, décrire la complexité des relations, la difficulté d’exister, les violences subies. Elles cherchent confusément la sortie de leur atavisme. Toutes, chacune à leur manière, disent leur espérance de s’échapper des quatre murs de cette maison-prison en quête d’une liberté à conquérir. Cela a pris, prend et prendra encore du temps. Ce temps qu’on aimerait parfois figer pour lui faire le procès de ce qu’il nous amène. Ce sera chose faite grâce aux deux soeurs.

Au final, chacune de ces femmes qui s’est battue et débattue avec son époque, permet à leur descendance, ici Eleonara et Celina, de se faire oeuvre d’elles-mêmes et de sortir de l’asservissement pour trouver une dignité. Ainsi, à travers leurs combats, toutes ces femmes, issues de la même racine, n’en font en fait plus qu’une seule : la femme-monde, une femme libérée, qui ne sert plus, enfin digne d’être essentiellement inutile.

L’espiègle Zina Balmer et l’expressive Amanda Cepero s’emparent à elles deux de tous les rôles de cette épopée familiale onirique. Elles montrent avec talent et dynamisme une large palette de jeu en interprétant tour à tour cette galerie de personnages féminins. Les duos successifs permettent des scènes tantôt joyeuses, mélancoliques, drôles, poétiques comme un patchwork contrasté qui rend hommage à toutes ces figures féminines, héroïnes d’un quotidien enfoui sous l’oubli du temps.

La musique et les bruitages sont judicieusement joués en direct grâce à la présence discrète et efficace des poly-instrumentistes Denis Favrichon et Michel Kun. La scénographie, signée Michel Faure, est en soit une petite merveille de créativité symbolique. Partant du premier rang, en bord de scène, une bande claire trace une large page blanche comme un chemin de vie. Elle s’enfuit jusqu’au lointain du plateau avant de monter dans les cintres pour offrir une surface de projection aux images vidéo sorties tout droit du journal intime et des lettres écrites entre les deux sœurs.

De part et d’autre de cette place de jeu centrale sont suspendues des silhouettes de mannequin scratchées de différentes robes, toutes dans un dégradé de couleur prune… Les comédiennes endossent ainsi leurs personnages en se changeant à vue, rappelant en cela des temps d’enfance où l’on s’amusait à habiller et déshabiller les poupées pour se créer mille histoires dans lesquelles la vie est plus belle.

On revient de ce spectacle comme d’un beau voyage qui continue à nous habiter longtemps après l’avoir fait. Bien sûr, cela se passe en Amérique du Sud et nous renvoie au passé de cette famille bizarroïde où l’on s’aime autant qu’on se déchire. Toutefois, on sent bien l’universalisme du propos, la lutte contre des traditions surannées qui nous empêchent d’évoluer… jusqu’au jour où une génération, enfin, décide de se débarrasser du fardeau. Et planter une autre graine qu’on passera à notre tour à nos filles. Une graine qui fera fleurir un autre arbre, ouvrir un nouveau champ des possibles. Pour se souvenir que celles d’avant se sont battues pour que celles de demain puissent choisir leur chemin. C’est beau comme une citation de Simone de Beauvoir.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

L’Âge de la Prune, d’Aristides Vargas, au Théâtre Silo du Lac, du 19 au 29 janvier 2023

Mise en scène : Iria Diaz

Avec Zina Balmer, Amanda Cepero, Denis Favrichon et Michel Kun

Photos : © Elisa Murcia et Lisa Torriente

[1] Cent ans de solitude… le parallèle est trouvé avec la thématique de l’enfermement sur plusieurs générations qui traverse l’Âge de la Prune

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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