Pastiche : Soirée d’hiver
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Éric Senger qui prend la plume. Il nous invite dans un pastiche… à vous de découvrir l’auteur ou l’autrice d’origine ! Bonne lecture !
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Soirée d’hiver
La barque d’ébène, veinée de rameaux argentés aux fruits écarlates, peints sur ses planches vieillies par les saisons, grinçante, craquante sous le poids des enfants et de l’adulte qui la conduit. Guidée au large d’un petit lac, la délivrant des cordages qui la gardaient captive d’un ponton, maniant sa paire de rames à la peinture tricolore à travers le brouillard naissant.
Le lac à la nuit tombée, pâli par les lumières lunaires, miroir pour des scintillements stellaires, ses eaux claires agitées par un banc de poissons brillants, peut-être une créature aquatique inconnue sortie d’une légendes des temps anciens. Étroite étendue miroitante, mais assez vaste pour sembler fantastique et magique à des bambins.
Rubans de brumes amenés par le brouillard, léchant la limpide surface, glissant à travers végétaux, roches et branches, collant aux écorces du bocage, filant entre les moufles, virevoltant dans l’obscurité hivernale. On sent le froid se faire plus présent, présage du givre et du verglas à venir.
Le croassement perçant pénombre et brouillard, le bruissement de feuilles et d’ailes de jais, le tournoiement d’un trio de corneilles à travers les franges nébuleuses et leur ballet tumultueux, parfois les bruits d’animaux, leur marche la journée, leurs appels au crépuscule. Avec les bruits d’ailes, le hululement d’un hibou perdu, les rares vrombissements de moteurs et geignement de pneus, le crissement de feuilles mortes et des brindilles au sol, et au loin un chant de Noël.
La barque lancée sur l’onde étincelante dont la stagnation paisible est perturbée par le remous, par les tressaillements des cinq cousins et cousines et du parent, de doudounes, moufles, bonnets emmitouflés, gardiens contre la bise boréale. Le thermos de chocolat chaud, les biscuits, l’odeur d’orange, de miel et de cannelle, la vapeur traçant parmi les brumes des spirales.
Ciel obscur, illuminé par un millier d’étincelles, d’où jaillit un début de neige, l’ivoire nival s’écrasant paisiblement contre la terre, dans les branches, sur la surface du miroir transparent. La deuxième chorégraphie dans la nuit, de brumes et de flocons tourbillonnants au gré du vent.
La forêt de pins fiers, dressés vers les cieux, dont le parfum sylvain se mêle à l’orange, le miel et la cannelle, aux odeurs de terre et de chocolat, de bois brulé, et les occasionnelles pommes de pin, attirées au le sol avec leurs branches d’épines, récoltées par les petits aventuriers, sous le regard amusé des plus âgés.
Le regard porté vers l’arrière. La plage grise, de galets plutôt que de sable. Le ponton un peu vieux, aux planches grisantes sur le passage de jambes. Le poteau, autrefois couronné d’un drapeau, aujourd’hui d’un nid d’oiseau. Les restes du potager sous une serre, opaque par la buée. L’arrière du jardin, délimité par la clôture en bois sombre, le brasero entouré de bancs. La façade du dos de la vieille maison, son toit rouge, son porche et la paire de fauteuils en dessous. Le bout de la cheminée en briques, un dernier filet de fumée s’en échappe, vestige du feu convivial. Le duo de canin, à travers le jardin enneigé, l’un grand et gris, l’autre petit et blanc, courant, jouant, jappant. Et le reste de l’étendue sylvestre autour, silencieuse, mystérieuse tandis que la nuit règne, frétillante, remuante une fois le soleil levé.
La barque au large, remplie de rires et de joie enfantins. Au milieu du lac aux reflets célestes, sa ceinture de pins aux branches de blanc vêtue par la neige et le givre tombant. Les croassements des corneilles, le hululement du hibou. Les sifflements du vent, les clapotis de l’onde. Les derniers aboiements et les dernières chansons.
La barque filante sur une mer d’étoiles, entourée par la danse. Celle du vent, des flocons et des rubans de brumes. Celle de l’eau, troublée par les rames, le remous qui brise la surface en motifs kaléidoscopiques. Celle du banc de poisson au fond de l’eau, et des plantes sous-marines qui s’y trouvent, agitées par les battements de rames.
Éric Senger
Photo : © Erik Mclean
