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Patois romand : Le Mal du pays

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Noah Grisoni vous propose de gravir les montagnes à la rencontre du patois suisse romand. Sa mission ? Inclure une série de mots imposés par le hasard, tirés des parlés de Romandie. Saurez-vous tous les identifier ? Bonne lecture… et méfiez-vous de la Matze !

* * *

Le Mal du pays

— Tu crois qu’on arrive bientôt à la fin ?

— Oui, ne t’inquiète pas, je crois voir le sommet d’ici.

La neige recouvre à présent l’entièreté du corps des deux anciens soldats. La fin de journée se rapproche et les rayons de soleil ont beaucoup de peine à s’y frayer un passage. Ils sont attachés l’un à l’autre avec, comme simple sécurité, une corde de fortune. Leurs pas se font lourds et de plus en plus lents, mais leur détermination ne flanche pas. Le chagrin qu’ils partageaient se retrouve à présent derrière eux. Brusquement, la grisaille étouffante laisse place à une blancheur aveuglante. Tête baissée, suivant les empreintes laissées dans la neige, le second déserteur commence à fredonner l’air qui leur était jusqu’alors défendu. Malgré les bourrasques qui lui soufflent dans les oreilles, celui plus en amont reconnaît aussitôt la mélopée, il sourit. Les deux jeunes hommes se laissent emporter par cette mélodie qui les accompagne jusqu’au moment où le premier entrevoit enfin le calme après la tempête.

— Dépêche-toi mon ami, il y a une zone sécurisée tout près.

— La montagne fait battre mon cœur à cent à l’heure.

— Regarde ! On voit même de la végétation !

Je te le jure…

l’arbre trônait sur le mont, comme un refuge qui n’attendait que nous.

On s’est rapprochés. Et là, on a vu qu’il y avait un visage gravé sur le tronc.

On se trouvait en face d’une Matze. C’est là que soudainement, ses feuilles se sont mises à tomber, d’un seul bloc. Après ça, les branches ont commencé à frémir, frémir frémir, de plus en plus vite, à en produire un son assourdissant.

Jusqu’à ce que, je te le promets sur tout ce que j’ai, l’arbre a parlé.

— Ahhh enfin… L’alpage qui me manquait, je le retrouve.

La neige laisse place progressivement à de verts pâturages. La douce chaleur des derniers rayons baigne à présent la vallée d’une paisible lumière. La tempête s’éloigne à mesure que les deux camarades s’avancent, les yeux remplis de joie en constatant qu’ils sont enfin revenus à la maison.

— Regarde, il y a une gouille, on va enfin pouvoir se rincer le gosier.

Assis sur une souche d’arbre qui semble avoir été arrachée, le premier se délecte de ce plan d’eau. Un tiolu vient même se joindre pour picorer autour des deux hommes harassés par la montée.

— Moi je te le dis, on a bien fait de partir, on n’était pas à notre place, privé de cette nature tant aimée. On était que des bracaillons, des bons à rien.

— J’en perdais la tête, migraine et nausée à longueur de journée.

— Nous voici enfin sur les traces de notre vrai foyer.

Du sang, il y avait du sang partout.

Il est sorti des yeux de la Matze, de ses yeux gravés dans le bois. Il a coulé le long du tronc jusqu’à recouvrir le sol. On était pétrifiés. Entre les fines herbes et les feuilles mortes, le liquide rougeâtre avançait toujours.

Il a finalement touché les pieds de mon ami…

— La nuit va bientôt tomber, il faut qu’on se trouve un coin sympa pour s’installer.

— Regarde plus haut là, il y a un arbre vers lequel on peut camper.

— Allons-y ! Après cette nuit, de retour au pays, on pourra foutimasser autant qu’on veut haha.

Il a hurlé, un cri qui n’était pas le sien,

mais qui venait pourtant de lui, du fond de sa gorge, de ses entrailles.

Je n’ai rien pu faire… Je crois que c’est la Matze qui l’a …

En se rapprochant de l’arbre, le ciel se teint tout à coup de rouge. Un grondement retentit dans l’obscurité naissante. La tapazée a commencé. Les nuages se réunissent pour ne former qu’une spirale épaisse et infranchissable.

Il a hurlé, jusqu’à ce que la pluie s’abatte sur nous et nous recouvre entièrement… La montagne enneigée nous a dirigés sous cet arbre, vers son dernier souffle.

Noah Grisoni

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © Pexels

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