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Protocole : Dans le puits de mes nuits (4)

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Yann Coutaz qui prend la plume. Il nous livre la dernière partie d’un protocole d’écriture qu’il a mis en place. Son but ? Observer ses songes pour en tirer la matière d’une histoire. Cap sur la nuit, les rêves et les mots qui en découlent.

Bonne lecture !

* * *

La fiction : Morphée tortionnaire (partie 4)

Nouvelle claque aquatique.

  • Vous me forcez à tuer ! Vous me privez de la tendresse d’une étreinte ! Laissez-moi tranquille, laissez-moi !

Je commence à délirer. Intérieurement, je sanglote : il faut que je me reprenne. J’aurais besoin d’un câlin, de tartines d’Ovomaltine, mais tout ce que j’ai, c’est ce gaillard musclé, qui joue de ses pectoraux ! L’un après l’autre, ils montent et descendent, je suis abasourdi par ce manque d’empathie. Masculinité toxique ! Ô Aude, mon amour, j’avais tort ! Il n’y a que toi qui pourrais me réconforter. Je ne suis que fantôme hagard et vacillant, quelque débris humain avançant sans lumière, hanté par les conflits de mon esprit bouillant, je sommeille en ma chambre avachi solitaire…

  • Silence, mauviette !

Aurais-je pensé à voix haute ? Misère, je ne contrôle plus rien. Non, je refuse de céder aussi facilement. Écrire mon rêve me calme, peu à peu je retrouve l’équilibre. L’écriture a toujours su dissoudre ma peine.

Le rêve aplati sur la feuille, je suis à nouveau d’attaque. Seul mon estomac ose encore se plaindre. M’efforçant de prendre un air de défi, je relève la tête. Morphée s’amuse maintenant à bander ses biceps, à la manière des haltérophiles. L’infâme m’affame, et il se donne en spectacle !

  • Eh, tas de muscles, rappelle ton larbin, qu’on en finisse.

Il sourit. Cela signifie probablement : « voilà enfin une attitude d’homme ». D’un sifflement autoritaire, il provoque l’arrivée en grande pompe dudit larbin.

Soir de pluie. Je travaille au Subway avec Hoss et Nat alors que Paul-Jack (le manager, qu’on appelle sobrement PJ) supervise, assis près de la machine à sodas. Nous sommes complètement débordés, la file devant le restaurant ne cesse de s’accroître malgré notre travail acharné. Lorsqu’enfin nous pensons arriver au bout de nos peines, un dernier client aux airs de sultan s’approche du magasin. Hoss laisse échapper un juron. Soumises, les portes automatiques s’ouvrent sur un petit homme au ventre rebondi et fier. Il porte sur l’épaule un perroquet qui imite chacune de ses expressions. Ses habits de soie verte sont sertis de somptueuses émeraudes. Il s’arrête d’abord sur le pas de la porte et scrute la salle en fronçant les sourcils (idem pour le perroquet). Puis il s’avance vers moi d’un pas royal. J’attends impatiemment la commande, exténué.

  • What if the bread is broken?

Cette entame n’annonce rien de bon. Parler anglais aussi tard me demande déjà un effort surhumain, mais ce genre de demande insensée risque de m’agacer bien vite.

  • Excuse me, Sir?
  • What if the bread is broken?

J’abandonne immédiatement et délègue la prise en charge de ce marginal à PJ. Idée judicieuse, car pendant les cinq minutes qui suivent, l’homme ne cesse de marteler « What if the bread is broken » avec un fort accent indien. Il s’énerve, devient tout rouge ; personne n’y comprend rien. La décision est prise de téléphoner au boss.

Ce dernier, après mûre réflexion, nous ordonne de répondre à l’Indien : « Stick it ». Cette merveilleuse idée, personne ici ne l’aurait eue ; on n’est pas le boss pour rien. PJ s’exécute, suite à quoi le sultan entre en profonde délibération avec lui-même afin d’examiner la valeur de cette réponse. Satisfait, il s’éclipse ensuite avec révérence et nous accorde même un « thank you, Gentlemen ».

Soulagé, je sors moi aussi du restaurant tandis que mes collègues commencent le nettoyage. Je constate avec délice qu’il n’y a plus personne à l’horizon ; je sens la pression retomber et laisse libre cours à mon regard qui se perd sur le bitume.

Les pavés sont encore trempés par l’averse qui, impitoyable, les a frappés sans trêve des heures durant. Ils reflètent confusément les enseignes lumineuses qui trônent au sommet des banques et des hôtels luxueux ; des taches blanches et des taches rouges, brouillées par la pluie devenue douce, sont dispersées çà et là le long de la rue, contrastant avec la fixité des petits carrés anthracite. La beauté du calme après la tempête.

Revigoré par cet instant contemplatif, je retourne au Subway. Mes collègues ont bien avancé, ils me demandent pourquoi je suis parti. Je prends le balai pendant qu’Hoss se couche sur le banc et entame une sieste. Tout un tas d’outils incongrus traînent çà et là : des râteaux, des binettes, des filets pour piscine… Nous terminons enfin le nettoyage, le sol est jonché de sacs poubelles pleins à craquer.

Brutale et tranchante, l’eau s’abat sur moi comme une lame de guillotine.

Ce réveil a un goût de mort. L’absurde, exacerbé dans ce rêve, est depuis toujours mon démon le plus tenace. J’essaye, par l’écriture, de le tourner en dérision : je n’ai pas trouvé meilleure arme pour le combattre. Mais vivre cette expérience n’avait rien de drôle. Ils ont su frapper aux endroits sensibles. Le châtiment, je dois le reconnaître maintenant, a eu l’effet escompté. Je ne suis qu’un jouet ici ; ma vie terrestre ne se réduisait pas à cela. J’avais le pouvoir de lui insuffler un sens. J’étais libre de le faire. Libre.

  • Je capitule. Continuez si vous le jugez nécessaire. J’avais tort.

Le dieu des cauchemars me toise, les bras croisés.

  • Je vous pensais plus solide.

La chambre tourne autour de moi, je m’effondre sur le dos. Combien de temps devrai-je rester ici ? Pour l’éternité ? Après tout, on ne revient pas des Enfers… Orphée, Thésée, Énée l’ont fait, mais je n’ai pas l’ombre de leur étoffe. Je ne bouge plus, tétanisé par l’angoisse. Pour la première fois, mon tortionnaire se retire et me laisse seul, enfermé dans la chambre. Je veux retourner dans le monde. Noyé dans une flaque de larmes, je me vide de tout espoir.

 M’extirpant difficilement d’un long sommeil brumeux, je trouve au pied du lit un cookie nappé de caramel – ô miracle ! – accompagné d’une petite note manuscrite. Celle-ci, non-signée, me somme de me rendre au rez-de-chaussée. Après dévoration éclair du biscuit circulaire, je me mets en route ; la porte est ouverte.

L’errance du retour me paraît interminable. Piteux, je n’ai pas même la force de me questionner sur mon sort. Je ne pense plus qu’à fuir ces égouts sordides. Dès que je l’aperçois, je cours me réfugier dans l’ascenseur et appuie frénétiquement sur le zéro.

Dieu m’attend visage fermé.

  • Je ne me lancerai pas dans d’inutiles leçons de morale ; l’expérience suffit. Magnanime, je vous renvoie d’où vous venez. Je crois en vous : soyez-en digne. Avant de partir, notez les quelques lignes qui manquent à votre récit et laissez-moi votre pâle copie.

Je m’incline. Rien jamais ne sera plus pareil.

Yann Coutaz

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Photo : © juanitosaa

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