Les réverbères : arts vivants

Quand Elle est son île

Constellation Geselson. Le Théâtre Forum Meyrin organise jusqu’au 21 novembre une série de spectacles, discussions et performances autour du phénoménal David Geselson. La pièce de théâtre Doreen est une étoile dans ce ciel qui raconte avec grâce et subtilité cinquante-huit ans d’amour fou entre l’écrivain André Gorz et la passion de sa vie, Doreen Keir.

Une rencontre. La rencontre. Celle qu’on attend sans trop y croire. L’âme-sœur. Ce fantasme du non-ennui permanent. La mie du pain, tous les jours. Une acceptation totale de l’autre. Qui permet d’oser sans relâche la conflictualité d’idées. Sans craindre que cela n’abîme l’amour. Doreen et André, bien sûr. Cela pourrait tout autant être Michel et Gérard. Ou vous et moi (enfin, rêvons un peu…) Deux humains qui se complètent à ce point qu’ils décident de vivre et mourir ensemble. C’est simple, essentiel. Fantastique.

Vous arrivez au théâtre après une journée froide. Vous êtes là, un peu engoncé dans votre quotidien. Vous venez d’écouter un podcast sur France Inter avec Francis Huster qui dit que le drame du couple est de vouloir changer l’autre. Cela vous parle d’autant plus que votre compagnon a une fois de plus été maladroit. Comme il est compliqué d’être compris…

Alors le miracle. Les portes de la salle s’ouvrent sur un rideau fermé. On vous fait passer derrière, tout de suite sur la scène. Et là, dans un dispositif immersif trifrontal, vous basculez dans l’intimité d’un couple. Doreen et André vous accueillent chez eux, dans leur salon au style désuet des années 60, dans le théâtre de leur vie. De suite, ils sont hospitaliers, vous proposent de vous servir à boire et à manger. Ils vous convient.

C’est qu’ils ont quelque chose d’important à nous dire. Dans une heure, ils seront morts. Car elle est malade. Depuis si longtemps. Et ils s’aiment. Absolument. Depuis plus d’un demi-siècle. Alors, la seule manière qu’il a trouvée de ne pas représenter pour elle celui qui lui survit est de lui faire cette ultime promesse d’amour. Après ce dernier moment avec nous, ils regagneront leur chambre, laisseront un message sur la porte d’entrée – Prévenez la gendarmerie – se coucheront côte à côte. Et, dans l’intimité de leur amour, se suicideront. Elle est son île, il est ses ailes.

Nul pathos pourtant. Preuve en est cette dernière heure à l’image de leur vie. Passionnée. Mouvementée. Orageuse. Il pleut d’ailleurs tout au long de la pièce. D’abord lointaine, diffuse, l’eau du ciel envahit brusquement le plateau. Un déluge sonore. Et le tonnerre est alors tel qu’il devient les mots que Doreen hurle pour dire qu’elle est encore vivante et veut qu’on la considère comme telle. Une dernière danse, mon amour ?

Elle, c’est Doreen Keir, donc. Puissante et fragile. Interprétée par Laure Mathis, si belle d’être elle, infiniment plus qu’une « femme de ». Tout le spectacle est bâti autour de la fameuse lettre que son mari lui a écrit en 2006[1] pour lui rendre hommage, elle si flamboyante, si fascinante et pourtant si discrète. C’est elle d’ailleurs qui n’aura de cesse de donner à penser à son alter ego en pamoison. Derrière chaque grand homme il y a une femme…

Elle qui rencontre donc l’écrivain et philosophe André Gorz – incroyable de naturel David Geselson – un soir de 1949 à Lausanne. Il dira d’elle que c’est la seule femme avec laquelle il a pu passer plus de trois minutes sans s’ennuyer. Elle voudra tout lui donner. Il exigera la liberté de pensée, plaidera contre le conformisme des normes du mariage, contre l’hypervalorisation de l’individualisme, pour les larmes de Beatriz Allende, suicidée elle aussi. Ils partiront vivre à Paris et mourront dans l’Aube – la poésie partout – près des vieux grands chênes. Elle l’écoutera, l’encouragera à écrire, le relira sans relâche, avec exigence et bienveillance.

Précurseur de l’écologie politique, revendiquant ses contradictions, critique acerbe du monde du travail mécanisé, André Gorz est emblématique de l’intellectuel engagé de la seconde moitié du XXème siècle. Faisant sienne la doctrine de son ami Sartre – Il faut apprendre à penser contre soi-même – le philosophe amoureux et sa muse n’auront de cesse d’échanger des points de vue critique sur « notre terrible chance d’exister » (Frankétienne) dans le grand bazar du monde. Et c’est jouissif. Définitivement.

On aimerait rester encore et encore à écouter ce bien commun d’humanité bâti de saillies d’intelligence perlées de tendresse. Et d’émotions à peine refoulées dans ces sourires pudiques qui valent autrement mieux que mille je t’aime explicites. On aimerait devenir amis, se resservir du vin rouge en retenant le diamant du tourne-disque pour qu’il n’arrive jamais au bout de ce foutu sillon. On aimerait.

Il reste que la pensée de Gorz – illuminée par sa femme – et le théâtre de Geselson sont des cadeaux. D’abord, ils donnent envie de vivre, de partager. Alors, en sortant du cocon du spectacle, on prend son amoureux dans ses bras et on distingue mieux ce qui est important de ce qui est grave. Et puis on parle de nous, nous qui sommes encore là presque quinze ans après qu’eux soient partis. On parle de ce qu’ils nous laissent, de ce que l’on peut faire contre le réchauffement climatique – Et vous, votre bilan carbone, ça va ? – On parle de nos finitudes, du sens qu’on met à faner ensemble, de choisir ou pas notre sortie, de ce que l’on va en dire à nos enfants. On ouvre enfin nos coeurs. Reconnectés à l’essentiel. Noël avant l’heure. Merci Doreen et André. Le message est passé. On va s’aimer.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Doreen, de David Geselson, d’après Lettre à D. d’André Gorz, du 17 au 21 novembre 2021 au Théâtre Forum Meyrin.

Mise en scène : David Geselson

Avec Laure Mathis et David Geselson

Photos : © Charlotte Corman

[1] Gorz, A. Lettre à D. : Histoire d’un amour. Galilée, 2006

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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