Les réverbères : arts vivants

Réactualiser Les Troyennes, à travers Vinaver

Dernière escale de la trilogie consacrée à Michel Vinaver, Les Troyennes, d’après Euripide, reprend la trame de la tragédie grecque, tout en modernisant sa langue. Une manière d’ancrer la pièce dans le présent, avec de brûlants échos à l’actualité.

La Guerre de Troie est terminée. Les Grecs, grands vainqueurs, préparent leur retour. Avec eux, ils emporteront plusieurs captives. C’est autour d’elles et leurs terribles destins que se centre le propos de la pièce : Polyxène mourra sur la tombe d’Achille, Cassandre épousera Agamemnon de manière forcée, Hélène, cause de la guerre, devra se défendre pour ne pas finir exécutée, Andromaque devra se soumettre au fils d’Achille et verra son fils lui être arraché… Quant à Hécube, reine de Troie, elle demeure sur scène, attendant son funeste sort, enchaînant les plaintes à mesure que les tragédies s’enchaînent pour les autres Troyennes. On soulignera ici d’emblée la performance de haut vol de Frédéric Landenberg, dont nous buvons les paroles, tant il parvient à rendre toute la dimension dramatique de son personnage. Voilà pour la version simplifiée, tant l’histoire est complexe. On retiendra donc que tout finira mal, très mal, pour toutes ces femmes…

Un ancrage dans le présent

Plutôt que de créer une distance temporelle en parlant d’une tragédie bien lointaine, la mise en scène de Pierre Dubey fait écho au présent. Et bien qu’aucune autre ville que Troie, Athènes ou Sparte ne soit citée, on comprend bien vite le terrible rapport à l’actualité. D’abord, c’est la langue de Michel Vinaver qui nous aiguille. Exit les références trop complexes, il nous plonge au cœur du propos, dans les lamentations d’Hécube et les horreurs qui parviennent à ses oreilles. Pas non plus de chants choraux, de paroles trop complexes, mais une langue qui nous parvient sans artifice, dans toute la violence qu’elle libère. Et lorsqu’on connaît un peu plus les rapports qu’entretiennent Vinaver et Pierre Dubey avec Kiev, la signification en devient d’autant plus forte : le premier a vu son père y naître, alors que la belle-famille du second y vit… N’oublions pas non plus qu’un peu plus loin que cela, les conflits règnent et que les conséquences sont bien similaires. Quand on dit que l’Histoire est cyclique…

Au-delà des mots, c’est aussi toute la scénographie qui nous ramène au présent. Elle reprend ainsi les modules en bois qui forment le ring de 11 septembre 2001 – pièce d’ailleurs écrite au même moment que cette réinterprétation des Troyennes. Les voici donc réarrangés pour figurer les remparts de la ville, les murs ou les ruines qu’elle est en train de devenir. Quant aux costumes, ils sont composés de longues nuisettes, symboles de l’intimité violée des personnages, et de doudounes aux couleurs variées, qui nous rappellent bien notre époque, et sur lesquelles nous reviendrons.

Des symboles, et encore des symboles

Les Troyennes, c’est une histoire terriblement complexe. Difficile de la résumer et d’en retranscrire ici toutes les subtilités. Pour autant, un élément marque particulièrement, et le Métathéâtre – du nom de la compagnie de Pierre Dubey qui propose ce spectacle – porte excellemment bien son nom. Elle réfléchit ainsi à ce que les mots ne disent pas, mais que la mise en scène – au sens premier du terme, c’est-à-dire le passage du texte à la scène – parvient à transmettre. Ainsi, dès les premières minutes, les comédien·ne·s s’enduisent d’une matière visqueuse, sorte de boue qui sèche petit à petit, formant une croûte grisâtre sur leur peau. Cela nous évoque immédiatement les statues grecques, comme pour nous rappeler la temporalité du propos. Mais, si l’on réfléchit plus avant, on y voit aussi les effets de la guerre : le corps recouvert par la saleté, l’insalubrité de la situation, comme si les personnages baignaient dans la fange.

Les doudounes, quant à elles, rappellent bien sûr le froid. Une scène appuie d’ailleurs cette idée, lorsque l’une des femmes fait bouillir de l’eau sur des plaques électriques, avant de la partager avec les trois autres à ses côtés pour les réchauffer. Une situation qui n’est pas sans rappeler les migrant·e·s, réfugiés en transit, qu’iels viennent d’Ukraine, de Syrie ou d’ailleurs. Iels doivent passer de longues périodes dans le froid, sans forcément d’abri… Et la comparaison entre les Troyennes devenues esclaves, en attente de départ alors que leurs maisons brûlent, n’en devient que plus puissante.

On pourrait encore allonger la liste à l’envi, tant la mise en scène de Pierre Dubey est riche de symboles, pour rendre toute sa complexité à l’histoire d’Euripide et sa poésie aux mots de Michel Vinaver. On évoquera encore les traces de peinture rose déposées sur le mur durant l’une des dernières scènes, alors que la tragédie atteint son paroxysme. Des traces qui rappellent les mains pleines de sang de tou·te·s les acteur·trice·s de la guerre, quelle qu’elle soit. Et de raconter, par l’image, l’indicible horreur.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Les Troyennes, d’après Euripide, de Michel Vinaver, du 23 septembre au 1er octobre 2022 au TAMCO.

Mise en scène : Pierre Dubey

Avec Cristi Garbo, Sandrine Girard, Frédéric Landenberg, Frédéric Perrier, Frédéric Polier, Erika von Rosen

https://www.tamco.ch/productions/troyennes

Photos : © Christoph Lehmann

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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