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Rêve de Roland Barthes

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Louise Glatz vous emmène dans un rêve d’écrivain… accrochez-vous !

* * *

Note de l’auteur :

Divagation nocturne : « expérience » paradoxale, car bien qu’universelle, soulignée par la singularité de son contenu (élément du duo métonymique) de l’écrivain-sémiologue-anthropologue-philosophe – je ne puis clairement/aisément “démêler”, fil d’Ariane de l’exégète, le champ d’études de son activité polymorphe – Roland Barthes.         

Le 12 novembre 1977, dans un petit appartement hanté par le fantôme d’une mère récemment décédée, au deuxième étage d’un immeuble parisien, Roland Barthes fit un rêve. Il rêva d’un bol de soupe japonaise.

À l’intérieur du récipient de porcelaine bleue, au milieu d’un nuage de vapeurs chaudes, Barthes aperçut une petite fille qui prenait un bain. Adossée contre un bord, les cheveux recouverts d’un bonnet de laine, elle jouait avec un morceau de poivron – unique ingrédient solide de la soupe transparente. La clarté des yeux bleu-vert de l’enfant parut familière à l’écrivain. Familière et pourtant singulièrement étrangère.

Amusé, il observa la fillette qui s’était mise à nager à la poursuite du filament de légume emporté par un léger courant circulaire. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques mètres du morceau, elle plongea sous l’eau, le dépassa et réapparut de l’autre côté. Du visage qui émergea de l’eau avait disparu toute trace enfantine : les traits s’étaient affinés, affirmés et imprimés d’une douceur extrême. Avec surprise Barthes reconnut sa mère. Sa mère adulte. Mam. Alors qu’il s’apprêtait à l’appeler, la jeune femme, provoquant une petite gerbe d’eau, replongea dans le liquide chaud. Après avoir contourné le morceau de poivron, elle réapparut sur la droite du légume. Mutation brusque du corps, elle avait vieilli d’une cinquantaine d’années. La peau du visage sillonnée de rides, la poitrine flétrie et le corps minci, la vieille femme épuisée cessa de nager et s’agrippa au morceau de légume.

Barthes, empressé, tendit sa main afin d’extirper sa mère de l’eau mais celle-ci était trop éloignée et ses doigts s’agitèrent inutilement dans le vide. Il balaya alors la cuisine du regard à la recherche d’une louche ; n’en trouvant point, il saisit finalement une paire de baguettes sur le plan de travail. Une fois l’emballage de papier blanc déchiré d’un coup de dents, il entreprit de placer les baguettes de telle sorte qu’il puisse – sans la pincer – translater Mam avec délicatesse du bol à la table de la cuisine.

Mais alors qu’il exerçait une légère pression de l’index sur l’instrument de bois, s’apprêtant à saisir le corps diminué de la vieille femme, celle-ci nota enfin la présence de son fils, poussa un petit cri de joie et affichant un large sourire édenté l’interpella « Mon Oyan, iiiiyy èèèè oiiiii ». Tandis que sa langue battait désespérément dans le vide à la recherche de dents contre lesquels prendre appui afin d’articuler des consonnes labiodentales, un brouet de sons indistincts accompagné d’un long filet de bave blanche s’échappa de sa bouche formant un nuage floconneux à la surface du liquide.

Barthes se figea. Les baguettes lui échappèrent.

Devant l’imperceptibilité du signifié de la parole, son esprit cherchant un autre moyen de communication se mit à déchiffrer mécaniquement tous les signes extérieurs. Une multitude de signifiants et de signifiés tournoyait, se débattait, s’entrechoquait dans son esprit. Ricochant de signe en signe, ils s’échappaient rendant impossible un arrêt définitif de l’esprit sur un signifié quelconque. Pris dans ce dispositif interminable sans commencement ni fin, Roland Barthes était tétanisé. Il vit, sans pouvoir bouger, – son cerveau trop occupé pour envoyer la moindre information au reste du corps –, le vent se lever sur la soupe japonaise. Des vagues gigantesques se formèrent à la surface du liquide et emplirent le bol de mousse blanche écumante. Mam, cramponnée au morceau de poivron, battait désespérément de ses frêles jambes afin de maintenir sa tête hors de l’eau alors que la houle déferlante ballottait son corps de gauche à droite. L’eau bouillonnante, s’engouffrant dans sa bouche, obstrua ses voies respiratoires : sa respiration se fit de plus en plus rapide, de plus en plus saccadée. Tandis que Mam suffoquait, Barthes, impuissant, décryptait malgré lui le claquement des paumes à la surface de l’eau, les cris, la forme des vagues, le rouge persan des yeux injectés de sang, l’odeur du sel et le froid glacial des bourrasques de vent.

En un clin d’œil, les vagues prirent des hauteurs vertigineuses, elles se gonflèrent de toute l’extravagance occidentale, se nappèrent du « toujours plus », « du jamais assez », tandis que Mam dans un mouvement contraire – et oriental – se mit à tendre vers sa forme infinitésimale, se transformant en un minuscule point auquel il ne fallut pas plus d’une dizaine de secondes pour disparaitre entièrement.

Les vagues cessèrent, l’eau se calma, l’écume ainsi que toute référence à Hokusai disparurent.

Dans l’immensité lisse de la soupe transparente, Barthes chercha désespérément du regard sa mère. En vain. Elle avait disparu sans laisser la moindre trace. Ni le liquide, ni le bol, ni la légère fumée qui s’échappait du récipient n’avait gardé en mémoire la mère. Sa mère. Mam. Comme si elle n’avait jamais existé. Comme si elle n’avait jamais été.

L’absence de l’être aimé le transperça d’une douleur si vive qu’il sentit l’intérieur de son corps exploser, se fragmenter, se diviser. Sans elle, il n’était rien. Plus rien. Elle était lui. Il était elle. Elle n’était plus et lui si peu.

Le filament de légume avait repris sa ronde aquatique. Barthes le regarda tourner et tournoyer inlassablement. Le rouge du poivron, (un rouge douloureux marqué par l’intensité de la perte, marqué par un « jamais plus », marqué par le manque absolu), le saisit, le point, le percuta de plein fouet. Sa vision se brouilla. Autour de lui tout devint rouge. C’était fini. Elle était morte. Noyée et oubliée de tous. Emportée par une mort absurde, une « mort-sommeil »[1]. Une « mort-sommeil » rouge vermeil.

Louise Glatz

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © likesilko

[1] Ndla : référence au chapitre « mort-sommeil et mort-soleil », dans Michelet par lui même de Roland Barthes.

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