Les réverbères : arts vivants

Rire franchement, rire jaune ou ne pas rire du tout avec le nouveau Feydeau ? Un peu des trois.

Au POCHE/GVE, jusqu’en février, on vous présente une pièce au titre interminable, comme autant de tiroirs à ouvrir : Une oreille nue à la patte de l’amour ou comment filer une puce malgré soi, de Rebecca Kricheldorf, inspirée par l’œuvre de Feydeau. Un spectacle pour rire. Ou s’indigner. Au choix. Jusqu’en février 23 !

On connaissait l’inépuisable auteure allemande Rebekka Kricheldorf dans ses pièces Villa Dolorosa, Extase & Quotidien ou  encore La Maison sur Monkey Island, mises en scène par Guillaume Béguin au POCHE/GVE avec, toujours, ce regard digne d’un faucon : Kricheldorf y est intuitive, clairvoyante et tranchante sur les problématiques qui traversent notre société contemporaine – qu’il s’agisse des frustrations au sein des familles, des remises en question du travail, de la vie banale ou de l’intelligence artificielle plutôt déroutante. Kricheldorf revient, pour les 75 ans du POCHE/GVE, avec une comédie de boulevard contemporaine infusée des pièces de Feydeau. Portes qui claquent, claques au bout des doigts, doigts brandis et pointant les reproches, reproches adressés au mauvais destinataire ou simplement déballés avec un soupçon d’ironie… on retrouve de nombreuses caractéristiques des textes de Feydeau, qui rappellent les rires et le succès qu’a connu, en son temps, l’auteur français en s’illustrant dans le genre du vaudeville. Quiproquos et mœurs bourgeoises étaient alors les reines du spectacle. Avec son nouveau texte, l’auteure allemande transpose ce qui faisait rire et ronchonner autrefois, au XXIe siècle. C’est convaincant et ça pique.

Informations en cascade

Valeria Bertolotto, une dinde froide sur le crâne, se repose de sa soirée. Le crâne fendu par les excès, la voilà qui discute avec son coloc, Djemi Pittet, prêt à tout écouter. Rapidement dérangé par sa tante souffrant du syndrome de la Tourette (Zacharie Jourdain), et Aline Papin qui pense, très souvent, avoir enfin trouvé la pépite dans le néant masculin qui l’entoure. Nous suivons les personnages dans tous leurs déboires, en découvrant le fil de brèves intrigues résolues rapidement, tandis qu’une autre interrogation, plus conséquente, sous-tend la pièce entière : comment trouver la sérénité lorsque tout, absolument, tout vacille et oscille sans cesse ? Chacun des personnages finit, en effet, par se retrouver piégé et doit se débrouiller. Les multiples variations entre les rôles, dans les décors et les registres de langue (langue de djeunes, politiquement correct ou non, un peu bourgeoise) sont une prouesse, tant ils passent de l’un à l’autre en un claquement de doigt ; ils ne permettent aucune seconde d’inattention. Sur 1h45, le pari était osé et la tête fuse, même quelques heures après.

C’est ainsi que l’on retrouve les amours multiples (coups d’un soir, changement d’orientation, relation à ouvrir), les jobs foireux (livraison à tout va, les métiers rêvés mais vite abandonnés) et les ambitions toujours plus folles (pont suspendu, fête droguée, voyages rapides et pillage culturel). Et, en plus, ça jase sans arrêt sur scène. L’auteure brosse à grands coups, voire torpille ce qui habite nos quotidiens. Le texte est puissant : il décrit, attaque, questionne et titille le rire, même déplacé parfois.

Chic et choc

De nombreux détails flanquent la honte aux habitué·es d’une classe plutôt huppée. Aussi voit-on le coloc affublé d’un peignoir de la même teinte que les tapisseries, ou assistons-nous à une longue transition au piano – instrument plutôt chic – bientôt accompagné d’une danse de plantes vertes en plastoc. Les contrastes sont forts, également dans les désirs dévoilés et cachés de chacun des personnages. Il faut suivre tous les sous-entendus lancés au public, des sous-entendus pas si sous-entendus que ça puisque les comédien·nes prennent un malin plaisir à s’adresser continuellement au public et à lui tendre des perches. À ce stade, l’on se sent vite dans la même barque ou totalement échoué·e sur les rivages d’un théâtre que l’on ne comprend pas. Références culturelles, questions rhétoriques sous forme de balles à blanc envoyées au public sans grande explication mais plutôt pour leur côté explosif … Elles emballent ou énervent.

En bref, une pièce qui coupe le souffle et donne à penser, avec, néanmoins, une petite retenue pour un Feydeau que l’on aurait encore plus apprécier avec un quatrième mur brisé et utilisé à plus petite dose.  

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Une oreille nue à la patte de l’amour ou comment filer une puce malgré soi, de Rebekka Kricheldorf, d’après l’ensemble des œuvres de Georges Feydeau, du 14 novembre au 05 février 2023 au POCHE/GVE.

Mise en scène : Superprod (Céline Nidegger & Bastien Semenzato)

Avec Valeria Bertolotto, Zacharie Jourdain, Aline Papin et Djemi Pittet

https://poche—gve.ch/spectacle/une-oreille-nue-a-la-patte-de-lamour-ou-comment-filer-une-puce-malgre-soi/

Photos : © Rebecca Bowring

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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