Ritournelle dans la lumière
Du 17 au 22 mai, la scène du 2e sous-sol du Théâtre Saint-Gervais se métamorphose : tantôt rues d’Oslo, tantôt lieu d’exposition contemporaine ou salle de concert… poussez la porte et vous découvrirez Ritournelle, une adaptation d’un roman de Knut Hamsun, menée de main de maître par la Compagnie à verse.
Écrivain norvégien, Knut Hamsun obtient le Prix Nobel de littérature en 1920. Entre 1888 et 1890, il publie Faim (Sult, en langue originale). Ce roman raconte les mésaventures d’un jeune auteur sans le sou, journaliste à ses heures et bonimenteur hors-pair, qui tente de survivre dans les rues d’Oslo. Trouver de l’argent, tromper la faim – et surtout, maintenir les apparences : voilà son univers. Car comment se faire une place dans ce monde où le paraître fait tout ? C’est à travers la recherche de reconnaissance sociale et le désir de relation avec autrui que la Compagnie à verse aborde l’œuvre de Knut Hamsun : « Le personnage s’engage dans une série de rencontres qui sont toutes des transactions pour tenter de se faire une place dans le monde. Sa ritournelle est l’éternel recommencement de tentatives avortées pour s’adapter à un monde hostile[1]. »
Lors de ma dernière rencontre avec la troupe de Ritournelle – Julien Meyer (mise en scène), Mael Godinat (musique) et Lucas Savioz (jeu), sans oublier Florian Bach (éclairage) –, on peut dire que le projet tenait encore un peu du chantier. On s’y essayait, entre autres, à une mise en scène des lumières.
À présent, la partition lumineuse est parfaitement millimétrée.
Et la lumière fut
La scène, tendue de blanc, figure à la fois une salle d’exposition et une salle de concert. Bien exposés, mis en évidence sur des piédestaux, des instruments de musique patientent : harmonium, saxophone, batterie, guitare électrique, synthétiseur… sans oublier un piano droit. Tous baignent dans une luminescence légèrement bleutée, comme figurant l’artificialité des néons d’un musée d’art contemporain. Deux hommes (Julien Meyer et Mael Godinat) sont installés, chacun à un instrument. Veste et pantalon de costume beige, baskets immaculées, ils attendent – comme le public.
Derrière eux, contre un des murs, un rond de lumière blanche attend lui aussi.
Tout à coup, notre personnage (Lucas Savioz) entre en scène. Costume trois pièces kaki, cravate saumon, bonnes chaussures. Son pas est bondissant, il lance sa première phrase. Puis s’approche de la lumière. Commence alors un étrange et amusant pas de deux – ou plutôt, un pas de trois : le héros, la poursuite qui crée le rond de lumière, et le texte. Qui guide cette danse ? Un peu des trois, sans doute. Alter-ego du personnage, la poursuite le suit et s’adapte à ses mouvements, tantôt se dilatant jusqu’à sa limite (pour suggérer l’espace), tantôt se resserrant sur un détail (la jambe du pantalon) ou suggérant des objets invisibles (l’apparition d’une lettre). Mais tout à coup, le héros s’en libère : le voilà qui la fait virevolter et lui indique où se percher, comme à un oiseau apprivoisé. Elle paraît presque mimer ses postures, sa nonchalance et son ton sarcastique. Elle rebondit sur le texte et lui donne corps.
Hélas, aux moments les plus critiques de l’intrigue, la poursuite disparaît – dans l’obscurité la plus totale… ou l’éclairage le plus aveuglant. Peut-être pour suggérer la fissure que le texte construit : l’impossibilité pour le héros de Ritournelle de maintenir les apparences en cachant plus longtemps la pauvreté dans laquelle il vit et la faim qui le tenaille.
Ne tirez pas sur le pianiste !
En parallèle de cette partition lumineuse exécutée au millimètre, Ritournelle est une pièce construite (comme le suggère son titre) sur une partition musicale. Passant d’un instrument à l’autre, Mael Godinat et Julien Meyer puisent leurs inspirations dans des influences très diverses – de Robert Wyatt (Gharbzadegi) en passant par Meredith Monk (Turtle Dreams (Waltz)), sans oublier les improvisations de John Lewis autour d’un Prélude de Bach.
Si la musique redouble parfois l’émotion qui se dégage du texte, elle entre le plus souvent en décalage et en concurrence avec lui. Une scène chez le prêteur sur gage prend ainsi une coloration presque pop (avec un changement de lumière très disco) ; la mélodie obsédante du Prélude de Bach (revue et revisitée sauce jazz) tape sur le système du personnage qui tente d’entrer en interaction avec les gens qu’il croise. Comme la lumière, la musique voit son rôle devenir hyperbolique lors de certains moments-clefs de la pièce : elle brouille ainsi les mots et fait disparaître la voix du héros, dont les appels à l’aide déguisés en rodomontades deviennent alors complètement inaudibles. À sa manière, la musique suggère l’indifférence de la société face à celles et ceux qui vivent la précarité – les musiciens, d’ailleurs, n’accordent pas un regard au personnage et ne répondent jamais à ses sollicitations incessantes, à ses demandes de prise de contact.
Finalement, on ressort de Ritournelle avec le sentiment d’un texte ébouriffant et rempli d’énergie, soutenu par le jeu bondissant de Lucas Savioz, qui a su saisir toute la vaine fanfaronnerie de son personnage. Cette énergie cache néanmoins une fêlure profonde, qui transparaît au travers des fissures créées par la lumière et la musique : Ritournelle n’a rien d’une pièce joyeuse – c’est une odyssée, une flânerie contemporaine en quête de reconnaissance, pour un personnage dont la seule issue est la fuite.
Déboussolant.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Ritournelle, d’après Faim de Knut Hamsun, au Théâtre Saint-Gervais du 17 au 22 mai 2022.
Mise en scène : Julien Meyer
Avec Lucas Savioz (jeu), Mael Godinat et Julien Meyer (création musicale et sonore)
https://saintgervais.ch/spectacle/dapres-faim/
Photo : © Flore Zurbriggen
[1] Extrait du livret de salle.