Les réverbères : arts vivants

(Sappho x Lesbos)^3 = ?

Du 27 janvier au 9 février, le POCHE/GVE accueillait une invitée de marque : la poétesse grecque Sappho. Une femme entre trois époques qui, toutes, disent le triple destin d’une île : Lesbos. C’était Sapphox de Sarah Jane Moloney, mis en scène par Anna Lemonaki.

On pourrait poser l’enjeu de Sapphox à la manière d’un calcul mathématique énigmatique : une multiplication enfermée dans une parenthèse, à l’exposant 3. Sappho – le nom est posé. Et ce nom, c’est presque tout ce qu’on sait d’elle. Elle est née en 630 avant J.-C., a vécu sur l’île de Lesbos, était poétesse. De ses écrits (essentiellement de la poésie amoureuse), quelques 650 vers ont survécu. Sur 10’000. C’est peu, mais ça permet de fantasmer une femme dont on a fait tour à tour un modèle littéraire, une cible de moqueries, un étendard pour la cause lesbienne.

Trois temps, trois lieux, trois Sappho

Tout commence en 2070, sur Lesbos. Une ambiance glauque, une lumière crue, des murs de béton. Dans un filet de pêche, une femme est suspendue au plafond. Elle a le visage marqué des stigmates de la mort – et pourtant, elle bouge. Cette femme, c’est Sappho (Marie-Madeleine Pasquier[1]), ressuscitée malgré elle par un homme qui la désire (Wissam Arbache). Ou plutôt, par un homme qui désire ses vers. De cet homme, on saura peu de choses : mi-humain, mi-monstre, il porte un masque de reptile, parle d’une voix métallique, est sans pitié. Qui est-il ? Un savant fou, un hybride cauchemardesque… ou cet amant qu’aurait aimé Sappho au-delà de toutes mesures (ou que les bien-pensants lui auraient fait aimer, pour gommer son homosexualité au regard de la postérité), ce Phaon dont elle a célébré le nom ? Sappho est prisonnière : pour s’en sortir, elle doit écrire les vers qui manquent – ceux qui ont été perdus. Pour la garder, une jeune policière (Christina Antonarakis). Est-elle cette ancienne amante, Atthis, dont Sappho a chanté les charmes ? Ou la complice du monstre-savant ? Difficile à dire, tant le jeu pseudo-sadique auquel elle paraît se livrer avec Sappho, entre cajoleries et moqueries, laisse perplexe. Le décor change.

Lesbos, encore, mais en 2020. Aujourd’hui, ce sont les bateaux de migrantes et migrants qui traversent illégalement la Méditerranée. Aujourd’hui, ce sont des arrivées tragiques sur la plage, des êtres perdus qui essaient de donner un sens à leur vie. Aujourd’hui, ce sont les humanitaires qui les guident vers le camp de réfugiés. Les rations de nourriture. Les interdictions. L’impossibilité de vivre. Comment l’Europe peut laisser faire ça ? Comment Lesbos, l’île qui dans l’Antiquité résonnait de poésie, a pu se transformer ainsi ? Le corps de Sappho est échoué sur cette plage, et on suit deux humanitaires : un homme, habitué des lieux, qui a un passeport suisse et parle arabe ; une jeune femme, qui veut s’engager pour aider, mais est pétrie de doutes et de peurs face à la réalité qui la percute à Lesbos. Qui sont-ils ? Le savant fou et la policière ? Atthis et Phaon ? Des gens d’aujourd’hui, pour qui le nom de la poétesse résonne toujours ? Un autre décor, encore.

Lesbos, enfin. Les années 1970. L’île n’a encore rien de l’enfer bureaucratique, du naufrage humain et moral qu’elle deviendra au début de notre millénaire. Sur la plage, une femme prend le soleil. Elle s’appelle Sappho et entame un dialogue imaginaire… mais quelqu’une lui répond. C’est une jeune femme, qui vient d’arriver sur l’île et cherche son hôtel. Son nom est Atthis. La passion qui naîtra de cette rencontre ne se dit pas avec des mots – mais avec des gestes, des baisers et un jeu sur les didascalies auquel se livrent les actrices, décrivant leurs mouvements amoureux en même temps qu’elles les exécutent. Pas besoin de plus. Cet amour s’achèvera sur le départ d’Atthis pour le continent. Sappho la suivra-t-elle ?

(À l’exposant)x : Sappho polymorphe

S’il y une chose qu’on peut dire de Sapphox, c’est que la pièce mérite l’exposant qui orne son titre. Sous la plume de Sarah Jane Moloney, la réalité devient polymorphe. Les personnages se voient dotés d’identités multiples, de visages changeants. On ne sait jamais vraiment qui ils sont. Marie-Madeleine Pasquier joue tour à tour une Sappho désespérée, revenue des morts ; fragile, dans son amour pour Atthis ; forte, lorsqu’elle réfléchit à sa condition de poétesse, à ce que signifie l’acte d’écrire. Face à elle, Christina Antonarakis rit, jure, provoque avec son habit de policière, avant de devenir la douce et amoureuse Atthis, ou l’incertaine jeune humanitaire. Tout est dans le ton, la posture du corps. Et que dire, encore, de Wissam Arbache, qui de monstre sans émotion nous transporte, impuissant, sur les plages de Lesbos, face aux migrants pour lesquels il ne peut (presque) rien faire ? Les temporalités se mélangent, se répondent ou s’entrechoquent : dans le repère du savant fou, on retrouve quelque chose du camp de réfugiés… alors que le nid des deux amantes s’y oppose, par la douceur qui y règne. Si les caractères, les moments et les intrigues changent, les noms demeurent : invariablement, on retrouve Sappho, Phaon, Atthis… et surtout, Lesbos. Ces noms deviennent des points fixes – même si leurs multiples métamorphoses font souvent douter de leur existence réelle.

Ainsi, le texte de Sarah Jane Moloney, portée par la mise en scène d’Anna Lemonaki, met en abyme un des principaux enjeux que l’on peut attacher à la poétesse Sappho : le fantasme qu’elle fait naître, par son caractère tronqué. Sappho poétesse, Sappho dixième muse, Sappho amoureuse des jeunes filles, Sappho mariée, Sappho objet de plaisanteries et de mystifications, Sappho porte-parole de l’érotisme féminin, Sappho égérie de la cause lesbienne… Cette femme, dont on sait si peu car sa vie a été effacée par des écrits postérieurs (souvent mensongers et moqueurs), appelle le fantasme. Au final, c’est l’écriture de Sarah Jane Moloney que je retiendrai. Une écriture intelligente, qui se construit comme une mise en abyme en prenant, à l’instar des fragments survivants de la poésie de Sappho, un caractère polymorphe qui déroute et captive.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Sapphox de Sarah Jane Moloney, au POCHE/GVE du 27 janvier au 9 février 2020.

Mise en scène : Anna Lemonaki

Avec Christina Antonarakis, Wissam Arbache et Marie-Madeleine Pasquier

https://poche—gve.ch/spectacle/sappho-x/

Photos : ©Samuel Rubio

[1] Qui m’avait beaucoup touchée en 2018, dans Dormir, mourir, rêver peut-être de Denis Maillefer : http://lapepinieregeneve.ch/la-mort-cette-eternite-vivante/.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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