Les réverbères : arts vivants

Sept comédiennes révèlent Marie Ndiaye

Œuvre complexe et magnétique, Autoportrait en vert de l’écrivaine française multiprimée Marie Ndiaye (Goncourt, Femina…) bivouaque entre l’autobiographie, le roman et la poésie. Pour son adaptation photosensible de cette exploration mémorielle, identitaire et perceptive, Fabrice Huggler fugue un beau septuor de comédiennes romandes.

Dès l’entame, le public est prié de se déchausser ou enfiler ses chaussons de fine gaze. Il est vite plongé en mode chill out dans les limbes d’un décor cocon. Des cintres cascadent d’immenses pans de papier Japon cernant aussi les comédiennes. À l’écoute d’une langue musicale et tremblée, durassienne et enjouée, les corps publics se lovent sur d’immenses marches de moquette à coussins façon White Cube.

Cette scénographie reste fidèle à l’idée phare de l’écrivaine de consentir au mystère. Dans la blancheur ambiante, se lit parfaitement cette volonté d’effacement face à l’obligation de s’individualiser. Cet état singulier hors des mouvements du lien social, où l’on disparaît épisodiquement pour continuer à vivre.

Navigation narrative

Puisant son inspiration à la source des vies et destins croisés, Marie Ndiaye est connue pour sa capacité à naviguer à travers les complexités de l’existence avec une écriture à la fois dense et fluide, remodelant inlassablement sa matière. Autoportrait en vert ne fait pas exception à cette règle et peut être vu comme une exploration introspective convoquant la couleur verte comme fil conducteur pour relier diverses expériences et personnes dans la vie de l’auteure.

Associée depuis 2009 à ce projet dramaturgique et scénique singulier, Lucie Zelger marque durablement. L’élégance racée de sa silhouette, sa tessiture tour à tour velourée et frémissante fait merveille pour distiller une écriture durassienne alliant autofiction introspective, musicalité, minimalisme épuré et structure chronologique éclatée.

Au discours indirect, elle ouvre le journal d’une écrivaine optant pour le flottant, la rupture, l’entre-deux, le labyrinthique. Même si le désordre chronologique s’installe vite, disons qu’elle est narratrice. Nous sommes en décembre 2003. Elle vit dans une maison menacée par la Garonne en crue. Crue que l’on suit par des projections d’extraits du roman défilant sur un écran noir rappelant de loin en loin le cinéma muet. Un fleuve qui pourrait être, selon l’auteure, l’allégorie de cette femme en vert énigmatique. « Alors… roulant doucement dans la plaine submergée, sur la seule route praticable… je me demande… l’eau boueuse et calme de part et d’autre des fossés… la Garonne est-elle une… est-elle une femme en vert ? » entend-on in fine.

Art du contrepoint

Cet écran noir forme un heureux contrepoint silencieux au flux et reflux d’une parole mise en fragments par les comédiennes au cœur d’une blancheur surexposée. « Et ce sont aussi des intermèdes musicaux, qui permettent de reposer un peu l’esprit du spectateur avant d’aborder un autre portrait de femmes en vert, avec le choix de l’Art de la fugue de Bach, qui est une écriture en contrepoint, en fugues, comme l’est la parole des sept actrices », précise le metteur en scène en entretien.

Chacune des autres subtiles et délicates comédiennes – Laure-Isabelle Blanchet, Céline Bolomey, Mélissa Catoquessa, Nathalie Cuenet, Rachel Gordy, Viva Sanchez Reinoso – prendra tour à tour en charge une brève incise ou des pans entiers du récit et des dialogues parfois dans une sorte de « douceur hébétée » pour reprendre l’heureuse expression de Marie Ndiaye. Ceci à l’image d’un chœur conteur, dialogueur et narrateur évoluant de manière épurée, économe dans ses gestes. Mais il se montre aussi ritualisé et graphique tout en sachant préserver un grand naturel. Entre ces femmes, se tisse en permanence un « accord implicite » évoqué par l’auteure.

Récit kaléidoscopique

Le texte explore les complexités des liens familiaux, l’aliénation au sein de la maison familiale, et la quête d’appartenance. La construction en fragments de l’histoire évoque la nature parcellaire de la mémoire et de l’identité, soulignant que notre compréhension de nous-mêmes est assemblée à partir de fragments épars que nous essayons de reconstituer.

La répétition de la couleur verte agit comme un leitmotiv, créant une cohérence dans une mémoire chaotique qui se cherche en même temps qu’elle se dit. Elle reflète aussi divers états émotionnels et physiques. Ceci jusque dans les teintes des vêtements de scène, passant du blanc pour le top au vert clair dégradé pour les bas de pantalon, robe ou jupe culotte.

Blancheur all over

Le décor en papier évoque un livre ouvert, une feuille vierge prête à recevoir les mots. Parallèlement, pour le metteur en scène, le souhait était de créer un environnement douillet pour les spectateurs, semblable à un cocon, qui favorise une écoute attentive. En effet, rester concentré pendant un récit de près de deux heures sans se laisser distraire est devenu un véritable défi de nos jours.

Le dessin scénographique est ainsi de transformer l’espace en une invitation à l’écoute. Ce dispositif a pour mérite d’estomper les frontières entre comédiennes et public, en utilisant les mêmes matériaux sur scène et en salle, pour renforcer cette impression d’intimité partagée et de lien subtil entre le plateau et l’auditoire.

Faire visages

Enfin, fort éloignés des photos vernaculaires de femmes et paysages du livre, d’immenses portraits photographiques cadrant serrés des visages, dont ceux des comédiennes, créent une sorte d’agora de regards qui nous fixent. Le concept s’inspire possiblement de travaux d’artistes tels que le photographe JR ou le plasticien Christian Boltanski, faisant écho à l’autoportrait de l’auteure mentionné dans son récit. Ce dernier est exploré à travers les interactions avec des figures féminines, possiblement spectrales.

À travers un incessant jeu de répétitions, de résonances et de reflets, la mise en scène soulève l’idée que l’ « essence féminine » évoquée dans l’œuvre est illimitée et diverse. La production magnifie donc cette notion en intégrant des visages photographiés en noir et blanc, qui accompagnent les comédiennes incarnant divers aspects d’une même narratrice. Ce sont simplement d’autres femmes, évoquant des figures potentielles ou futures en vert.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Autoportrait en vert d’après Marie Ndiaye, au Théâtre du Galpon du 16 au 28 avril 2024.

Mise en scène et adaptation : Fabrice Huggler

Avec Laure-Isabelle Blanchet, Céline Bolomey, Mélissa Catoquessa, Nathalie Cuenet, Rachel Gordy, Viva Sanchez Reinoso, Lucie Zelger

https://galpon.ch/spectacle/autoportrait-en-vert/

Photos : ©Erika Irmler

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