Les réverbères : arts vivants

Suissitude archétypale et murmurée

Heimweh / Mal du Pays présente un théâtre semi-improvisé aussi déroutant que dérangeant. L’Absurde et l’ironie se mêlent pour effleurer les travers d’une société lisse et polie, ici symbolisée par une Suisse fictive. Cette pièce questionnant l’entre-soi, mise sur l’inaudible et la gêne poussées à l’extrême comme ressorts d’un burlesque retardé.

À l’entame, tout n’est qu’obscurité traversée de lumières chiches avant que le plein feu ne gagne la scène. Pour un bain révélateur des clichés sur l’homo helveticus en crise, chuchotements et chants très typiques, donc. S’extrayant des arches bientôt mobiles d’une gare à la Chirico, le personnage principal, un « Étranger » (Orell Pernot-Borràs au maintien racé d’escrimeur qu’il est aussi) fasciné puis oppressé par la tranquillité trop parfaite du Lac Léman en ses rivages veveysans, se confronte à trois personnages ou figures archétypales suisses véritables incarnations de la retenue. Soit Donatienne Ammann au seuil de l’expression compassée, Karim Daher détaché et comme ailleurs, Alain Ghiringhelli la gêne chevillée au corps.

Elles sont blanches, trentenaires dans un pays riche de près d’une centaine de nationalités, ce qui peut poser un problème de représentativité comme dirait Adèle Haenel. Mais l’essentiel est ailleurs, notamment dans ce temps dilaté donné à chaque séquence. Et dans cette forme singulière de « l’intériorisation des conflits » au sein d’un « système politique où tout débat ou conflit ouvert est immédiatement enseveli sous des certitudes figées et étouffantes », pointée par l’historien suisse critique Hans-Ulrich Jost[1]. Un auteur pointant aussi la Suisse comme caracolant dans le peloton de tête des États européens au plus fort taux de suicide. En ce beau pays, les personnes au chômage sont les plus exposées à la mort volontaire, juste devant le monde agricole détenant un taux de suicide de 37 % supérieur à la moyenne nationale[2].

« Formules suisses »

Ces figures que Gabriel Sparti qualifie de « formules », illustrent par leur timidité un conformisme exacerbé. Elles murmurent plus qu’elles ne parlent, rendant presque inaudibles leurs propos déjà futiles, ce qui finit par frustrer autant le spectateur que l’Étranger. Ce silence obsédant, ce refus de s’exposer, rappelle le travail de Philippe Quesne et son Vivarium Studio, où des communautés s’enferment dans l’entre-soi, pratiquant la naïveté comme mode d’être. Là où Quesne épuise le langage pour explorer l’introspection poétique, Sparti semble jouer de l’absence de dialogue pour ironiquement souligner la paralysie des échanges.

La mise en scène minimaliste — une table, une tenture qui chute, quelques chaises, un décor sobre — installe une ambiance aussi glaciale qu’anachronique, proche des paysages figés d’une toile de Magritte. Mais au-delà de cette scénographie contemplative, Heimweh élude le pathos de la nostalgie suisse pour dévoiler un humour grinçant, presque glaçant. En cela, la satire ne semble d’abord guère s’attarder sur la brutalité des dénonciations, à l’image des imprécations et brûlots signés hier Fritz Zorn, Max Frisch ou Hugo Loetscher.

Hors un écrit que notre étranger au marteau plus proche d’une violence qui s’exprimera bientôt sur une chaise que de l’anthropologue ouvert et caustique qu’aurait pu imaginer un Voltaire dans Candide. La satire préfère le glissement imperceptible vers une absurdité décalée et calibrée. Sparti utilise une subtilité propre au théâtre d’un Philippe Quesne et son Vivarium Studio (L’Effet de Serge, La Mélancolie des dragons, Le Jardin des Délices…) un sens du burlesque où le rire côtoie la gêne, la frustration devenant le moteur d’un comique de crispation.

De Fritz Zorn à Yann Moix

Dans Heimweh, le coming-out colérique semble proche dans l’esprit au vitriol d’un Fritz Zorn – Mars, le resassant procès de son auteur décédé à 32 ans du cancer contre ses parents et partant envers la bourgeoisie zurichoise et son regard ethnologique. Il est le fruit d’une lecture d’un texte au vitriol contre la Suisse proposée par l’Étranger pour le donner à commenter à la comédienne Donatienne Ammann. Qui surjoue l’accent vaudois made in Denens, commune oubliée.

Selon ce pamphlet semblant inspiré de Fritz Zorn ou Thomas Bernhard, la Suisse serait donc un sanatorium, où la paix sociale s’obtient à coup de soumission volontaire et de conformisme. Comme auteur, L’Étranger cite d’abord l’écrivain français controversé Yann Moix et cinéaste sulfureux des aventures fantasmatiques, onanistes et harceleuses de Gérard Depardieu en Corée du Nord qui scellera le discrédit final de la star déchue. Avant de décréter que ce n’est pas lui. Or cela pourrait être du Yann Moix, en plus soft.

En 2010, Yann Moix publie La Règle du Jeu d’une grande violence envers le gouvernement helvétique comprenant aujourd’hui en son sein le Conseiller fédéral fan de Donald Trump, Albert Rösti (parmi d’autres de son parti, l’UDC) : «…la Suisse n’est pas un pays : la Suisse n’est rien. La Suisse n’existe qu’en détruisant. En neutralisant. Ce n’est pas un pays neutre, non : c’est un pays qui neutralise. La Suisse est un pays pornographique. Sales affaires (comptes bancaires, fiscalité), sale comportement (arrestation de Polanski) : tout est propre dans les rues suisses, dans les montagnes suisses, dans les vallons suisses, tout est très propre parce qu’au fond tout y sale dans les tréfonds, dans les fondements, dans les soubassements. C’est un pays qui se vend sans cesse au plus offrant. Qui courbe incessamment l’échine devant le plus fort. » Ce roman écrit notamment en défense de Roman Polanski retenu alors en Suisse à la demande des États-Unis, dans le cadre de sa condamnation pour une affaire d’abus sexuel sur mineur dans les années 70 est l’une des déclarations haineuses les plus radicales jamais écrite contre la Suisse officielle : « Tu ne sers à rien : tu arrêtes les artistes et tu enrichis les enrichis. Tu ne sais rien faire, sauf pitié. Je te hais, Suisse. Je te demande de m’arrêter, moi, aussi, le jour où je viendrai te voir. Pour cracher sur ton sol immonde. »[3]

À l’instar des œuvres de Max Frisch, Heimweh interroge aussi la question de l’identité et de l’appartenance. Frisch, qui n’a cessé de questionner la Suisse et ses valeurs dans des œuvres comme Andorra ou Homo Faber, fait écho dans cette pièce au personnage principal, de l’Étranger, qui tente en vain de briser l’énigmatique neutralité de ses interlocuteur·ice·s. Cependant, là où Frisch utilise des personnages traversés par la tragédie et les contradictions humaines, Sparti opte pour des figures anonymes, presque interchangeables, que l’absence de profondeur rend encore plus dérangeantes. Ces personnages semblent incarner un consensus pétrifié : ils murmurent, s’échappent dans les banalités. Comme pour échapper à la dissonance du dialogue, ils elle chantent à l’unisson Le Ranz des vaches ou Lyoba de la Fête des Vignerons. Ceci dans une Suisse où plus d’un millier d’exploitations agricoles mettent la clé sous la porte chaque année. Le procédé choral déjà entendu selon d’autres modalités chez François Gremaud ou le Collectif BPM (Büchi / Pohlhammer / Mifsud) n’est pas des plus originaux, mais il fait mouche.

Attention fluctuante

L’audace narrative et esthétique fonctionne brillamment dans certaines scènes de ce Heimweh, mais elle semble par moments flirter avec le maniérisme hérité des ligues d’impro. Une fois trouvé son personnage fluctuant d’une représentation à l’autre – responsable de la sécu informatique à Migros, coach en burn-out et inconnue d’une commune vaudoise qui gagne à être connue – pour ne plus en dévier. Quitte à les coudre des fils de l’attendu et du convenu.

Le dispositif du « quatuor improvisé » à la sensibilité ritualiste, où les trois comédien·ne·s rejouent chaque soir des personnages aux identités changeantes, apporte une fraîcheur indéniable, mais finit aussi par révéler une certaine faiblesse structurelle. La trame ténue de la pièce, volontairement minimaliste, n’arrive pas toujours à maintenir l’attention du public, et cette spontanéité peut passer pour un effet de style non abouti, où la forme prend le pas sur le fond. Pourquoi pas, au fond ?

Au plan de la mise en jeu des interprètes, l’une des clés est la pratique antérieure de l’improvisation. Chez Donatienne Ammann, par exemple, l’improvisation lui permet de conserver vivace cet esprit joueur venu des terres de l’enfance. Mais aussi à bâtir des histoires et récits sur le vif, si ce n’est à affiner une écoute bienveillante envers ses partenaires de jeu.

Malaise helvétique

Les trois figures « autochtones » helvétiques auxquels l’Étranger se heurte ne sont pas là pour répondre à sa question cafétéria ouverte et piégeant : « Qui êtes-vous ? », mais pour incarner une sorte d’inertie collective. Elles refusent toute confrontation, même lorsqu’elles sont interpellées, se réfugiant derrière une politesse inébranlable et une gêne-carapace.

Leurs dialogues deviennent rapidement des non-sens, une accumulation de banalités étouffantes, qui pourraient évoquer un absurde beckettien, sans toutefois en adopter les éclats philosophiques. Ce sont plutôt des caricatures du citoyen suisse idéalisé, étouffé sous le poids d’une identité façonnée par l’uniformité. La neutralité, ici, n’est pas un idéal, mais un voile masquant un vide, un malaise qui semble aller bien au-delà du simple décalage culturel.

Satire diffuse

Face à cette retenue, l’Étranger déchaînera son courroux sur sa chaise, démantelée de rage au marteau. Sans une once d’humour. Quel soulagement pour beaucoup dans le public que ce moment de pure violence enfantine sans garde-fou, bruyante et destructrice face au trio des constipé·e·s de l’expression verbale et leurs propos insignifiants.

C’est en fin de compte dans le contraste entre la neutralité suisse et la subversion poétique que Heimweh trouve sa raison d’être. La critique sociale y est sous-jacente, mettant en lumière un conformisme anesthésiant et une perfection qui confine à l’utopique. La lenteur, le calme obsédant, l’impossibilité de sortir du consensus font écho aux propos acerbes de Fritz Zorn dans Mars, où le calme est imposé presque comme une injonction à la mort. Sparti opte pour une satire plus diffuse, où le malaise est suggéré plutôt qu’asséné, conférant au spectacle une qualité poétique qui n’évite pas toujours la caricature.

Ainsi, la production interroge la notion d’appartenance, la difficulté d’être d’ici ou d’ailleurs sans y trouver sa place. En dépit de certaines faiblesses, cette pièce incarne un premier geste théâtral audacieux et prometteur, où Sparti et ses acteur·ice·s et co-auteur·ice·s, par la lenteur calculée et l’étrangeté silencieuse, parvient à instaurer un climat unique, à la fois oppressant, drolatique et irritant. Le résultat est une œuvre singulière, où la Suisse n’est jamais nommée mais constamment suggérée. Et où l’absurde de Samuel Beckett rencontre le burlesque teinté d’amertume de Philippe Quesne.

Fourchette raillée

Dans Heimweh, il est longuement question de la sculpture La Fourchette, enregistrée aux Guinness World Records, emblématique de Vevey et de son City Branding. Elle n’est pas issue des cogitations d’un bureau d’architectes désœuvrés comme l’avance l’Étranger pétri de préjugés d’Heimweh, égratignant au passage la plus grande fourchette au monde fichée à 5 mètres du Quai Perdonnex dans les eaux lémaniques à Vevey près de L’Alimentarium, (Musée de l’Alimentation) dont elle est le symbole.

Devenue le teaser touristique de la cité veveysane le plus partagé sur les réseaux sociaux, cette œuvre d’installation d’une hauteur de huit mètres fut commandée en 1995 au plasticien neuchâtelois venu du Pop Art, influencé par l’esthétique publicitaire et la société de consommation, Jean-Pierre Zaugg (1928-2012), pour les dix ans de l’institution muséale. Dans Heimweh, la satire d’une certaine Suisse a aussi l’arôme subtil de l’inattendu.

Frank Lebrun

Infos pratiques :

Heimweh / Mal du pays, de Gabriel Sparti, Yann-Guewen Basset, Donatienne Amann, Karim Daher, Alain Ghiringhelli, Orell Pernot-Borràs (texte collectif) à la Comédie de Genève, du 5 au 8 novembre 2024.

Mise en scène : Gabriel Sparti

Avec Donatienne Amann, Karim Daher, Alain Ghiringhelli, Orell Pernot-Borràs.

https://www.comedie.ch/fr/heimweh-mal-du-pays

Photos : ©Juliette Viole

[1] Hans-Ulrich Jost, A tire d’ailes, Ed. Antipodes, 2005, op. cité dans le fascicule remis au public. « Focus Heimweh ou de la Suisse comme sol natal », Comédie de Genève.

[2] Voir 24 Heures.

[3] Voir Le Matin.

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