Suites et variations : deux textes
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Tifène Douadi qui prend la plume. Elle propose deux textes : une suite d’un incipit et une série de variations à partir d’une phrase donnée. Bonne lecture !
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MANGERA BIEN QUI MANGERA LE DERNIER
La famille était réunie pour le dîner. À travers les fenêtres sans rideaux, on pouvait voir la nuit tropicale. La vue de ce succulent repas les faisait trépigner d’impatience. Ils avaient faim. Une vraie faim. Le genre de faim qui produit cette sensation désagréable de creux dans l’estomac, et qui s’accompagne bien souvent d’une légère nausée. Dans ce genre de moments, on mangerait n’importe quoi. Saviez-vous qu’il est difficile pour des humains de trouver de la nourriture convenable en Amazonie ? La forêt regorge d’insectes, et les tapirs du Brésil – seuls réels apports en protéines – sont également convoités par les jaguars et les pumas. Il est évidemment possible de survivre grâce aux plantes ou aux fruits exotiques ; mais quel calvaire pour des amateurs de viande ! Ce soir-là revêtait toutefois des allures de fête. Au menu, plusieurs morceaux de viande de qualité supérieure. Le genre de morceaux qui vous ouvre l’appétit sans même avoir besoin d’être cuisiné ; une viande fraîche dont l’odeur semblait se condenser en un flot d’effluves qui s’échappait par la fenêtre. À l’intérieur, on pouvait sentir la chaleur tropicale. Mais cette chaleur-là était bien différente de celle de l’extérieur. C’était la chaleur humaine. Dans la nuit tropicale, la tribu anthropophage était réunie pour le dîner. À travers les fenêtres sans rideaux, on pouvait voir la famille qui allait lui servir de repas.
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VÉRITÉ FRAGMENTÉE
Deux amis faisaient une promenade à cheval le matin. C’était un beau jour pour se balader ! Le ciel était bleu et les oiseaux chantaient. Un jour heureux pour ces deux habitants du village qui ne manquaient jamais une occasion de monter à cheval. Cette promenade, depuis leur départ en retraite, semblait être devenue un véritable rituel. Ils défilaient devant chez moi tous les matins et longeaient le lac. Je dois dire que j’attendais leur passage avec impatience. J’ai un peu honte, mais de temps à autre, ils faisaient une halte devant mon porche et je leur offrais de l’eau et des biscuits. L’occasion pour moi d’être au fait des ragots. J’ai toujours dit que pour délier les langues des hommes, il fallait leur remplir l’estomac ! Mais ce jour-là, ils ne se sont pas arrêtés : ils étaient attendus ailleurs…
Deux amis faisaient une promenade à cheval le matin, comme tous les matins d’ailleurs. Je le sais car je me suis entretenue avec la voisine. Ça lui fait vraiment bizarre de ne plus les voir sous son porche. À propos, je ne sais même pas s’ils étaient réellement amis. Peut-être étaient-ils frères ? Je dois dire qu’ils étaient inséparables, ces deux-là. Je crois même qu’ils vivaient ensemble. En tout cas, ils ont toujours habité le village, aussi loin que je m’en souvienne. Mariés ? Non, c’étaient des hommes à femmes ! Comment je le sais ? Mais enfin, tout le monde le sait. Je pense même que leur promenade journalière était un prétexte pour étaler leurs conquêtes. Je dois dire que ces deux bonhommes avaient la voix qui porte. Mais je les ai bien vus passer ce jour-là, je peux vous l’assurer ; par chance, j’étais chez moi. Ma propriété longe le lac. Mais je n’ai rien remarqué de particulier. Enfin, maintenant que j’y pense, ils marchaient au pas, ce qui est assez rare. Ils avaient plutôt pour habitude de trotter devant chez moi. J’ai presque cru qu’ils allaient s’arrêter pour me faire des avances. Je me souviens m’en être sentie offusquée. Croyez-moi, messieurs, je ne mange pas de ce pain-là. Les nouvelles vont trop vite dans le village, et je ne me risquerais pas à ternir ma réputation pour quelques moments de plaisir, qui plus est, éphémères. Peut-être se sont-ils arrêtés chez ma voisine ? Non, pas celle-ci, ma voisine de droite ! Elle est connue comme le loup blanc, si vous voyez ce que je veux dire. Mais si vous allez l’interroger, il faudra que vous ayez le cœur bien accroché ; depuis quelques temps, elle ne sent pas la rose.
Deux amis faisaient une promenade à cheval le matin, c’est à peu près tout ce que j’ai vu dehors ce jour-là. Nous vivons dans une contrée assez calme, où il ne se passe jamais rien d’excitant. S’il y avait eu quelque chose d’anormal, je l’aurais certainement vu. Il faut croire qu’à moi, rien ne m’échappe – même les choses que je préfèrerais ignorer. Enfin, bref, les personnes que vous recherchez s’appellent Jacques et Martin, des charmants personnages. Je les avais invités à venir prendre le thé ce jour-là ; des affaires à régler… C’est dommage que vous ne les ayez pas connus. Ils étaient tous les deux si beaux, et si doux. Le genre d’hommes qui change votre vie. Même si certains les trouvaient arrogants – je pense que c’est l’effet qu’un duo provoque chez les gens – j’étais la seule à les voir tels qu’ils étaient réellement. Je suis sans doute celle à qui ils manquent le plus. C’est vrai que Martin était mon préféré, mais avec ces inséparables, soit on prend le tout, soit on passe notre tour. Nous avions une relation particulière que nul ne pouvait comprendre. Un jour, ils m’ont même dit qu’ils m’aimaient. J’espérais tellement que ce soit vrai. J’attendais tous les matins leur passage à ma fenêtre, faisant mine de regarder le lac en espérant qu’ils s’arrêtent pour venir me voir. Ils y passaient bien souvent aux alentours de dix heures, excepté lorsqu’ils faisaient une halte chez ma commère de voisine. Ne me demandez pas laquelle, de toute façon, elles le sont toutes ! Toutes si méprisantes et si jalouses. Mais je savais qu’au fond, ils n’avaient d’yeux que pour moi. Ils m’avaient quand même dit qu’ils m’aimaient… Ce sont des mots qui comptent, ne croyez-vous pas ? Pour moi, rien n’est plus important que la sincérité. C’est ce que j’appréciais chez eux. Pour être sincères, ils l’ont été ce jour-là, et m’ont tout dit. Ça m’a fait beaucoup de peine quand j’ai appris qu’ils colportaient des rumeurs sur moi. J’ai été obligée de les tuer, non sans peine je dois dire. Pour autant, je n’ai pas pu me résigner à me débarrasser des corps malgré l’odeur pestilentielle. Je dois avouer que je les aime encore…
Tifène Douadi
Photo : © David Riaño Cortés