Les réverbères : arts vivants

Taïwan malgré tout

Dans une démarche artistique audacieuse et engagée, Stefan Kaegi, avec Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taiwan), pose un regard pluriel et critique sur la situation complexe de Taïwan au plan international. Ceci à travers trois ressortissant·e·s insulaires, leurs interactions et récits, ouvrant ensemble une ambassade fictive au plateau du Théâtre de Vidy. Instructif et salutaire, historique et dense.

À travers cette production à base de maquettes manipulées et de projections vidéo, le metteur en scène suisse Stefan Kaegi et le Rimini Protokoll, en collaboration notamment avec la dramaturge taïwanaise Szu-Ni Wen, explorent les nuances de l’identité et de la diplomatie taïwanaises, plongeant le public au cœur des dilemmes politiques, culturels et sociaux qui façonnent l’île.

L’un des points les plus sensibles abordé est l’exclusion de Taïwan de l’OMS que Ceci n’est pas une ambassade évoque en ces termes par l’une des protagonistes insulaires sur la scène du Théâtre de Vidy : « Comme nous ne faisons pas partie de l’ONU, nous ne pouvons pas faire partie de l’OMS. Taïwan a été le premier pays à signaler un cas confirmé de COVID à l’OMS, mais nous n’avons pas été invités aux réunions. » Face à la pandémie, Taïwan ne comptabilise officiellement que fort peu de décès. Il est le premier pays au monde à proposer des mesures efficaces et à donner l’alerte. Sous influence de Pékin et de l’ONU, la communauté internationale est restée sourde. Bilan controversé, plus de 7 millions de morts au plan mondial à ce jour.

L’ombre de Tchang Kaï-chek

La pièce se présente comme un acte de diplomatie alternative, où Taïwan, en quête d’une reconnaissance internationale souvent élusive, développe des liens au-delà des canaux officiels. Cette tentative de simuler l’établissement d’une ambassade impossible dans la réalité devient un espace de liberté, où la complexité politique et diplomatique de l’ex-Formose est abordée avec créativité et intelligence. Les trois protagonistes de Taïwan défient non seulement les conventions diplomatiques, mais illustrent aussi la richesse et la diversité des expériences taïwanaises, du vétéran politique à la militante numérique, en passant par l’artiste musicale

Au fil de l’œuvre, Stefan Kaegi et son équipe utilisent une maquette modulable pour narrer des épisodes marquants de l’histoire et de la vie contemporaine à Taïwan, mêlant récits personnels et grands moments historiques. Parmi les 23 millions d’habitant·e·s que compte l’île, les témoignages de David Wu, Chiayo Kuo et Debby Wang, incarnent une nouvelle forme d’ambassadeur·ice·s. Ils sont particulièrement poignants dans leurs relations à leurs pères respectifs. Et au père controversé de la nation, Tchang Kaï-chek, un dictateur despote pour beaucoup, alors que d’autres le voient toujours dans le costume du leader nationaliste ayant combattu les communistes, empêchant l’invasion de l’île.

Sur écran, défilent les 253 statues de Tchang Kaï-chek de couleur bronze, cuivre ou bleue du parc Cihu, un cimetière abandonné et pas un mausolée. Elles ont été déboulonnées des écoles et des bâtiments officiels pour se retrouver dans un parc bordé par un lac. Aux yeux de David Wu, ancien diplomate, le père de la nation est à saluer :  « Aujourd’hui, ces jeunes disent que c’était un dictateur. Mais selon moi, c’était un grand dirigeant pour Taïwan. Il a combattu aux côtés des Alliés contre le Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il a introduit d’importantes réformes agraires,  dont beaucoup ont bénéficié. Notamment ma famille… Avec son armée, il a empêché Taïwan d’être envahi par les communistes chinois. » Mais de 1949 à 1987, date de la levée de la loi martiale, sous le règne de Tchang Kaï-chek puis de son fils, des milliers de personnes jugées hostiles au gouvernement sont torturées et exécutées.

Diplomatie de carrière

David Wu, un ex-diplomate né en 1952, incarne la complexité de l’histoire taïwanaise. Membre du Kuomintang, le plus ancien parti politique de Chine présent à Taïwan et favorable au rapprochement avec la Chine, il a consacré sa vie à la diplomatie, servant son pays à travers le monde. Son récit évoque la tension entre les aspirations à l’indépendance de Taïwan et les liens historiques avec la Chine, tout en soulignant les sacrifices personnels inhérents à une vie dédiée à la diplomatie.

Sur scène, il accuse le portrait géant du président étasunien Joe Biden de vouloir créer les conditions d’un « nouveau Vietnam » par ses livraisons d’armes et son soutien militaire à l’ancienne Formose. Pour mémoire, la VIIe flotte étasunienne, qui croise actuellement au large de Taïwan, avait multiplié les frappes aéronavales particulièrement dévastatrices lors du conflit vietnamien.

Diplomatie 2.0 alternative

Face à une petite caméra filmant les décors miniatures qui s’affichent en 2D pareils à des menus pop-up, Chiayo Kuo dépeint la vue depuis sa fenêtre au sein de la capitale taïwanaise : « Tour Taipei 101. Lors de sa construction il y a 20 ans, c’était le plus grand gratte-ciel du monde. Il a survécu à tous les tremblements de terre, car elle conserve son équilibre lorsque la terre tremble. »

Chiayo Kuo, une activiste digitale de 30 ans, représente une nouvelle génération de Taïwanais··es qui embrassent le numérique pour affirmer leur identité sur la scène mondiale. Fondatrice de la Taiwan Digital Diplomacy Association, elle illustre le « soft power » de Taïwan et son approche novatrice de la diplomatie. À travers ses initiatives, Kuo cherche à donner une voix à Taïwan dans les forums internationaux, malgré les obstacles politiques. Son histoire est celle d’une lutte pour la reconnaissance, utilisant la créativité et la technologie comme armes passant par le Kosovo. Autour d’elle, se développe notamment une comparaison-distanciation insuffisamment argumentée entre, d’une part, le rapport Taïwan-Chine ; d’autre part, la situation du Kosovo regroupant 100’000 ressortissant··es sur sol helvétique et évoluant à l’ombre de son voisin aux visées hégémoniques, la Serbie.

De séismes comme métaphores du pays et de sa situation internationale sur des lignes de faille, il sera beaucoup question au gré de spectacle. Lorsque la création évoque de loin en loin une soirée Connaissances du Monde, on apprend ainsi l’existence d’un Musée dédié à ces manifestations telluriques. À Wufeng, Taïwan a préservé l’espace touché par le tremblement de terre du 21 septembre 1999, qui, avec une magnitude de 7.3, a dévasté des milliers de foyers en 40 secondes, causant la mort d’environ 2000 personnes. Un musée dédié offre des explications sur les causes sismiques, la tectonique et propose des activités interactives pour les jeunes. Il met également en lumière les stratégies de construction modernes adoptées par Taïwan pour mieux résister à de futurs séismes.

Musique, politique et société

Debby Wang, une vibraphoniste de 27 ans, apporte une dimension culturelle à la pièce. « Au fil des répétitions, le metteur en scène m’a suggéré des atmosphères contrastées alors que j’apprécie les partitions minimalistes influencées par des compositeurs américains à l’image de Steve Reich et Philip Glass et son Electric Counterpoint, si emblématique du minimalisme répétitif avec ses « patterns mélodiques ou rythmiques » à la guitare par Pat Metheny. Mais aussi le jazz, la musique classique et l’électro », confie la jeune artiste en entretien.

On peut relever ici les applaudissements de l’Assemblée onusienne marquant l’admission de la Chine communiste. Une résolution adoptée par un vote de 76 contre 35, avec 17 abstentions. Et parallèlement le départ de Taïwan. Le pays n’est reconnu actuellement que par onze États, dont le Vatican reste le seul en Europe, suites aux pressions chinoises et alors que l’ex-Formose est l’un des membres fondateurs de l’ONU. Ces applaudissements sont ici rythmiquement repris en boucle évoquant une composition de Reich, Clapping Music ne faisant appel qu’au corps humain. Fidèle à son approche sous des angles multiples, le spectacle permet à Chiayo Kuo de donner sa version de ce départ : « À ma connaissance, c’est Tchang Kaï-chek qui a décidé de partir. Les USA lui ont proposé de rester, mais sous le nom de « Taïwan », il n’a pas voulu. ».

Ayant passé la moitié de sa vie à l’étranger, l’expérience de Debby Wang souligne la diaspora taïwanaise et son influence globale. À travers le prisme de sa musique et de l’histoire de son père, un entrepreneur ayant contribué à populariser le bubble tea à travers le monde, Wang témoigne de l’exportation de la culture taïwanaise.

Expérience immersive

Le spectacle s’inscrit dans une tradition du théâtre documentaire cher au collectif Rimini Protokoll, fondé par Kaegi, Helgard Haug et Daniel Wetzel. En mettant en scène la réalité de manière aussi directe que possible, l’opus dépasse le cadre de la représentation pour devenir un acte de communication politique et sociale, invitant à repenser notre relation à l’autre et au monde.

Ceci n’est pas une ambassade est bien davantage qu’une simple représentation théâtrale ; c’est une expérience immersive qui interroge les notions de nation, d’identité et de diplomatie dans un monde globalisé. La pièce de Kaegi offre une perspective unique sur Taïwan, un pays souvent éclipsé sur la scène internationale, rappelant l’importance de chaque voix dans le concert des nations. À travers cette œuvre, le metteur en scène suisse affirme le théâtre comme un espace de résistance, de réflexion et de liberté, où l’art devient un puissant vecteur de changement et de compréhension mutuelle.

Menace réelle

La Chine ne cesse de resserrer son étau sur l’ancienne île de Formose et ses 23 millions d’habitant.es. Ce mois, Taïwan alerte la communauté internationale de la détection de quelque 36 avions chinois proches de son territoire, le déploiement le plus conséquent en 2024. Ceci dans le sillage de la récente élection de l’actuel vice-président Lai Ching-te, un autonomiste qui n’est pas du tout du goût de Pékin.

La Chine de Xi Jinping et de ses devanciers a toujours envisagé Taïwan telle une province à réunifier avec le reste de son territoire, depuis la fin de la guerre civile en 1949. Or ce que met en lumière le spectacle est une situation profondément paradoxale. Menacée de rattachement forcé à la Chine continentale – le premier partenaire commercial de la Suisse en Asie –, l’île possède le groupe taïwanais Foxconn, principal sous-traitant d’Apple. Cette multinationale controversée produit les iPhone en Chine, où elle est le principal employeur privé, forte d’un million d’ouvrier·ère·s.

Ceci n’est pas une ambassade décrit aussi plusieurs scénarios crédibles pour l’invasion de l’île par les troupes de l’Armée populaire de libération chinoise. La Chine est aujourd’hui le plus gros importateur d’armes au monde et le plus important complexe militaro-industriel de la planète. Mais la résistance des réseaux s’organise à Taiwan : « C’est pourquoi, en 2020, nous avons lancé l’initiative « Alliance du thé au lait », C’est devenu une grande campagne pour unir les gens de Thaïlande, Inde, HK et Taïwan, contre les régimes autoritaires. Un exemple d’usage des réseaux sociaux comme plateforme diplomatique. Nous vivons sur des îles, nous n’avons nulle part où fuir… », entend-on sur la scène du Théâtre de Vidy. À méditer à l’ombre des six millions de personnes réfugiées d’Ukraine depuis le 22 février 2022.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taiwan), de Stefan Kaegi / Rimini Protokoll, du 14 au 24 mars 2024 au Théâtre de Vidy.

Mise en scène : Stefan Kaegi (Rimini Protokoll)

Avec Chiayo Kuo, Debby Szu-Ya Wang et David Chienkuo Wu

https://vidy.ch/fr/evenement/ceci-nest-pas-une-ambassade-made-in-taiwan/

Photos : ©Claudia Ndebele (photos du spectacle) et ©Schauspielhaud Zürich (portrait de Stefan Kaegi)

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