Les réverbères : arts vivants

Tchaïka, la mouette devenue marionnette (ou inversement)

Du 19 au 25 mars au TMG, on parle femmes, Russie, mouette… mais surtout théâtre. Avec Tchaïka, les metteuses en scène Natacha Belova et Tita Iacobelli (re)visitent La Mouette de Tchekhov grâce à un duo intime, une mise en abyme aussi frémissante que poétique. Troublant.

Sur scène, presque rien. Un fauteuil appuyé contre une table ronde, tous deux recouverts d’un drap blanc. Un sac à main noir. Un grand rideau aérien qui dégringole comme une cascade de neige, depuis les hauteurs sombres du plafond. Et puis, elle entre.

Les [εl] de la mouette

Ou plutôt, elles entrent.

Elles – c’est tout d’abord Tchaïka, une des héroïnes de notre histoire. Actrice en fin de carrière, elle porte une coiffure à la fois stricte et sophistiquée ; ses traits accusent son âge, comme ses seins lourds et ses gestes parfois saccadés. Elle vit ce soir sa dernière représentation, sa pièce d’adieu. Et quelle pièce ! La plus fameuse du théâtre russe, peut-être, puisqu’il s’agit de La Mouette d’Anton Tchekhov. Jolie clôture pour une carrière, quand on sait qu’en russe, « mouette » se dit justement « tchaïka ». Mise en abyme, vous avez dit ?

L’autre elle de cette histoire – car les mouettes ont toujours deux ailes, n’est-ce pas ?… sinon, comment pourraient-elles (ou ailes) s’envoler ? – s’appelle Tita. En tout cas, c’est ce que nous apprend le livret de salle, car ce personnage n’est jamais nommé. Qui est cette autre femme, qui suit Tchaïka comme une ombre pour lui murmurer des encouragements à l’oreille ? La metteuse en scène qui l’aide à se glisser dans son ultime rôle, celui d’Arkadina, actrice réputée qui voit la fin de sa carrière théâtrale et amoureuse éclipsée par des femmes plus jeunes ? La voix intérieure de Tchaïka, qui l’aide à se souvenir des succès passés, des partenaires de jeu, des regrets et des échecs ? Son reflet dans le miroir, comme un souvenir d’une jeunesse à jamais enfuie, toujours regrettée ? Ou toutes celles qui lui succéderont, les actrices en devenir qui s’inspireront de sa vie et de son expérience pour à leur tour brûler les planches des théâtres ?

Un peu de tout ça, sans doute.

Kaléidoscope de l’abyme

D’un point de vue scénaristique, la particularité de Tchaïka est d’offrir une réflexion kaléidoscopique sur le théâtre – la vie de Tchaïka se reflétant dans le rôle qu’elle tâche d’incarner et mettant en abyme l’essence même du théâtre. Qu’est-ce que jouer ? Où s’arrête la vie, où commence le rôle ? Expériences croisées, échos entremêlés, répétition où les partenaires de jeu (les autres personnages de la pièce de Tchekhov) sont incarnés par des objets intimes : un carnet pour l’amant écrivain de l’actrice déchue, un ours en peluche pour son fils, un foulard pour la jeune actrice en devenir… Tchaïka joue-t-elle la pièce de Tchekhov… ou est-ce La Mouette qui joue avec elle ?

Pourtant, ce n’est pas cet aspect particulier qui a le plus retenu mon attention – c’est plutôt la proposition marionnettique de Tchaïka qui, à mon sens, en fait la vraie force. Car on aurait pu raconter cette histoire, ce pas-de-deux entre deux femmes d’âge différent, sans marionnette. Le résultat, sans doute, aurait été attendu et sans fadeur. Or, là, il se passe autre chose.

Pas-de-deux pour marionnette portée

Si Tchaïka et Tita, les deux elles de la mouette apparaissent irrémédiablement liées, c’est surtout parce que, comme de véritables ailes, elles partagent le même corps. Un seul et unique corps. Tchaïka est en effet une marionnette portée, donc Tita Iacobelli anime le visage et incarne un des bras. De fait, la marionnette et sa marionnettiste (le corps et l’ombre ?) habitent la même jupe, le même long manteau noir – ne se distinguant que par le haut de leur corps (buste, bras, tête). Ainsi apparaissent-elles comme un être hybride rappelant les légendes. Et pourtant…

Loin d’être angoissante, cette dualité souligne leur intrication mais, plus encore, leur intimité. Tita devient véritablement la voix intérieure de Tchaïka, avec laquelle cette dernière entretient un dialogue constant : tour à tour grand-mère, mère ou fille, chacune des deux femmes guide et s’oppose à l’autre, dans un jeu de négociation constant. Leur but ? Arriver ensemble à la fin de La Mouette, jouer jusqu’au dernier acte afin que le théâtre ne disparaisse pas. Il y a davantage, entre ces deux, qu’une simple relation entre manipulée / manipulatrice ; il y a de l’amour, du respect, un pas-de-deux qui oscille sans cesse entre fragilité et intimité – à tel point que parfois, on se sent à la fois touché et gêné d’assister à un échange si vrai. Comme si, en quelque sorte, notre regard de public devenait trop voyeur.

Tchaïka, par son procédé marionnettique, questionne l’essence du théâtre, c’est vrai. Mais, plus encore : questionne l’essence des êtres. Qu’est-ce qui rend vivant ? Qu’est-ce qui rend humain ? Qu’est-ce qui permet de ressentir de l’amour – pour quoi, pour qui ? Tchaïka et Tita transcendent ensemble les frontières entre les choses et les êtres, pour nous rappeler qu’au fond, en théâtre comme en littérature, tout est affaire d’équilibre et de frontières à franchir. Bravo.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Tchaïka, librement inspiré de La Mouette d’Anton Tchekhov, au Théâtre des Marionnettes de Genève du 19 mars au 25 mars 2024.

Mise en scène : Natacha Belova et Tita Iacobelli, assistées d’Edurne Rankin

Avec Tita Iacobelli

https://www.marionnettes.ch/spectacle/tchaika

Photos : © Cie Belova-Iacobelli / TMG

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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