Tête de blancs et nègres battus
Chaque spectacle du trublion Dominique Ziegler déploie un théâtre populaire permettant d’éclairer un aspect souvent scabreux de nos conditions humaines. Ce coup-ci, il s’agit de débusquer l’hypocrisie de l’esclavagiste helvète dans sa quête de la fève de cacao. Choc ! La friandise des Dieux retrace ainsi d’une manière didactique et bédéiste plus de quatre cents ans d’histoire coloniale au bénéfice de quelques multinationales florissantes.
Il y a le décor et son envers. Poncif éculé certes mais catalyseur d’histoires, toujours. Ici il est question de chocolat. Image d’Épinal d’une Suisse qui a gommé les aspects sombres de la conquête du cacao en blanchissant son aura grâce au lait des vaches. En remontant les siècles, on retrouve, ressassées depuis l’école, les mêmes histoires de colonisation et d’esclavage. Des indigènes possèdent des richesses naturelles que des empires occidentaux conquièrent au détriment de la plus élémentaire considération de l’autre, à fortiori s’il est bronzé. On asservit, on pille et on tue pour s’enrichir sans relâche. Le cacaoyer exacerbe ainsi les élans immémoriaux de la cupidité de l’homme dit civilisé. Et le nègre est un sauvage à dresser à coups de chicotte. Avec la seule once de salut qui lui reste : celle d’être force de travail dans les plantations. Les cacaoculteurs ne font pas exception.
Dominique Ziegler dresse sur ce propos une de ses fresques figuratives qu’il affectionne. Il confie alors à l’inénarrable Jean-Alexandre Blanchet, son gnolu de service, le soin de nous embarquer dans les coulisses d’un musée du chocolat bien dégoulinant de suissitude pour découvrir l’odyssée nauséabonde de ce que d’aucuns ont jadis nommé la friandise des Dieux. Bien entendu la visite dénoncera les abjects comportements des Européens qui vont exploiter des siècles durant des peuples autochtones écrabouillés par la violence des armes, de l’argent et de la religion.
Les tableaux rythmés se succèdent ainsi dans une chronologie qui permet un narratif clair et attendu. Les esclaves sont essentialisés dans des tenues et des attitudes dont les caricatures des maîtres blancs sont un contrepoint parfait. Mention spéciale pour Emmanuel Dabbous passant avec un beau métier de l’affreux colon à François Mitterrand avec un crochet tennistico-iconique. Et pour le facétieux Lionel Brady qui manie les accents comme d’autres la machette pour ouvrir les cabosses.
Une des originalités du spectacle est d’ailleurs à trouver dans la multitude des rôles qu’endosse chaque actrice et acteur. Au-delà de la réussite de cet exercice bigarré, des femmes joueront des hommes (compliante Camille Figuereo) et des Noirs seront rois de France ou maires de Montreux sur Vevey… L’ensemble donne un sentiment de décalage assez sympa, étrange et peu sensé. Mais au fond, on s’en fout, on est plus libres à la lumière des projos qu’à l’ombre des cacaoyers. Et est-ce que cela ne dirait pas un peu que le problème n’est pas dans le couleur de peau mais dans le rapport au pouvoir ? Zimbardo, sors de ce corps…
Les scènes proposées sont autant de cases de BD qui permettent de traverser les temps. On y rencontre quelques notoires importants de chaque époque, brassant dans une grande compression wikipédienne Louis XIV, les ancêtres Cailler, des brookers de Wall Street, quelques bourgeois genevois, l’ascension du mégalo Houphouët-Boigny, le père Nestlé et son lait en poudre, des touristes anglais coincés du cul (qu’il faut pourtant lécher), des marionnettes arrivant comme un poil dans la fondue (au chocolat), l’hommage à Thomas Sankara… Tout cela avec en toile de fond un petit côté « Roi Lion » incarné par l’incroyable voix de la non-moins impressionnante diva et comédienne Yaya Mbilé Bitang.
La structure du spectacle permet ainsi aux actrices et aux acteurs de s’amuser à travers plusieurs rôles : Zougbo Brika Hyacinthe, acteur, clown et marionnettiste ivoirien, s’en réjouit, passant de l’enfant au conseiller présidentiel avec une facilité caméléonesque. Précisons aussi le rythme vertigineux des changements de costumes, plus de 170 au total de l’aveu même du metteur en scène… Cette surenchère vestimentaire vient servir une ingénieuse scénographie avec un décor unique en point de fuite qui permet des usages multiples. À jardin, une maison qui peut tantôt être celle de l’esclave, tantôt palais royal ou même autobus et fenêtre de télévision. À cour, un mur en diagonale qui permet de jouer à différentes hauteurs et de fendre celui-ci pour que les voix des tribuns viennent d’un piédestal bien trouvé. Toutes ces surfaces servant aussi de projections ou pour des jeux d’ombres. C’est riche.
Depuis N’Dongo, chez Ziegler, on sait qu’on ne fait pas dans la dentelle pour faire passer le message. Ça dénonce à gros coups de scènes d’oppression avec la sempiternelle défense de dire que ce qui est montré sur scène est peut-être moins caricatural que la vraie vie. Même si la ficelle, diantre la liane, semble parfois bien grosse. Le choix de parodier les peuples noirs d’une manière qui correspond à l’imaginaire du colon, voire aux pubs des chocolatiers du début du siècle passé est à ce titre pour le moins questionnant. Le duo Fidèle Baha et Clovis Kasanda est ainsi le plus souvent réduit à jouer des pastiches où la forme comique l’emporte sur le fond dramatique. C’est peut-être après tout un choix assumé du metteur en scène qui vaut ce qu’il vaut. À chacun·e d’apprécier.
Une autre caractéristique de cette saga, d’abord créée de l’autre côté de la Sarine en 2023, est sa durée. En effet, pour amener les principales pièces d’un puzzle qui permettent de comprendre que le rapport intime que les Suisses entretiennent avec le chocolat est écœurant d’hypocrisie sur fond de colonialisme et d’esclavage, il faut croiser les sources, les géographies, les époques, les petites et grandes histoires. En ressort une sorte d’écho entre la lourdeur du propos et celle du spectacle qui a besoin de purger jusqu’au bout un mécanisme répétitif de scènes deux heures durant. Or, on a assez vite tendance à penser qu’on a compris le propos et le principe. Et qu’on pourrait aller plus vite vers une conclusion autre que celle qui propose de se retrouver à la Sportive pour boire un verre (dixit le gnolu). Mais ainsi va le monde paraît-il. Car il est plus facile de penser qu’on a vu un divertissement historique là où aujourd’hui encore, bien loin de nos sociétés d’abondance, le cacao est toujours cultivé dans des conditions souvent précaires, voire inhumaines[2].
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Choc ! La friandise des Dieux de Dominique Ziegler, aux Scènes du Grütli, du 6 au 18 mai 2025.
Mise en scène : Dominique Ziegler
Avec Yaya Mbilé Bitang, Fidèle Baha, Jean-Alexandre Blanchet, Emmanuel Dabbous, Camille Figuereo, Clovis Kasanda, Gabriel Hyacinthe Brika Zougbo et Lionel Brady.
Photos : © Joel Schweizer
INNER 3
[1] Inspiré de la devinette consistant à savoir ce qu’il y a dans les têtes de nègre ? La réponse étant des blancs battus…