Tribute to G. Perec : Le premier des livres
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, Adrien Faure vous propose un texte inspiré d’une nouvelle de Georges Perec parue en 1979, dont elle reprend la trame narrative : Le Voyage d’hiver. Perec met en scène un professeur de lettres, Vincent Degraël, qui découvre par hasard un texte fictif intitulé « Le voyage d’hiver ». Ce texte, signé par Hugo Vernier, emprunte des phrases à plusieurs auteurs célèbres du XIXe siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, etc.), mais a été écrit bien avant ! Ces écrivains fameux auraient-ils pillé l’œuvre de Vernier ? Pendant trente ans, Degraël mène l’enquête. En vain. Il finira dans un hôpital psychiatrique…
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Le premier des livres
Athènes, 399 avant Jésus-Christ
Deux hommes en toge se tiennent sur une terrasse et contemplent le Pirée.
– Ô Socrate, toi le plus sage des hommes, ô homme au crâne vigoureux, pourquoi m’as-tu appelé à toi en cette troisième heure ?
– Je te salue Ménexène, homme charitable. Un songe, cette nuit, m’a révélé ma fin prochaine et bientôt, sur le forum, ma parole se taira.
– Funeste songe qui ne devrait nullement t’inquiéter, cher homme, tant ici tu comptes encore des amis. Cependant, il me faut agréer que ta parole par écrit devrait, sans doute aucun, être préservée.
– Ami, apprends la vérité. Tout ce que je vous ai dit provient d’un livre fameux, le texte des textes, que j’ai acquis d’un marchand phénicien il y a de nombreuses années. Il fut écrit avant même le peuple d’Égypte et de Babylone, à Sumer la belle, terre des premiers hommes.
– Qui, Socrate, qui a pu écrire un tel ouvrage ?
– Le marchand m’a conté que c’était le roi-dieu de Sumer lui-même, premier souverain du monde, qui inscrivit ainsi sa parole pour l’éternité. Mais c’est un conte que cela, car c’est en fait l’œuvre d’un fumeur d’opium, qui rêva tant qu’il saisit l’essence même de toute chose.
– Certainement, ce livre doit être connu.
– C’est pourquoi Ménexène, il te faut cheminer sans trêve, ami des hommes. Prends le livre avec toi et, par-delà notre mer, en Judée, emmène-le. On y trouve des copistes adeptes de la Kabbale qui contre monnaie recopieront.
– Ne dis plus un mot Socrate, car tu as trouvé le disciple de ta volonté.
– Ménexène, tu as fait de moi le plus heureux des hommes. Puisses-tu trouver chez les Hébreux une oreille attentive.
À ces mots, Socrate et Ménexène trinquent à l’ouzo. Puis, Ménexène charge ses esclaves de ses biens et s’embarque pour la Judée. En son absence, Socrate est mis à mort. Plus d’un millénaire passe.
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Jérusalem, 1099 après Jésus-Christ
Trente-huit jours de siège. Nous avons finalement enfoncé les portes de la Cité Sainte et marché sur Ses pas jusqu’au Saint-Sépulcre. C’est avec horreur que nous avons découvert que les païens avaient brisé la tombe de notre Seigneur pour la piller. Soumis à la question, un baron sarrasin a finalement avoué avoir dérobé les reliques qui s’y trouvaient, dont un manuscrit où notre Sauveur aurait inscrit sa parole. Après l’avoir pendu avec justice, nous avons éventré sa couche et recouvré cet ouvrage inestimable. Père Agrippa l’a reçu de nos mains pour s’en faire le lecteur. Nous espérons beaucoup de lui. Puisse notre croisade être une nouvelle révélation pour la chrétienté !
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Aujourd’hui, Père Agrippa a le front rouge et le souffle court. Gras dans sa bure, il suinte obscènement et refuse de nous révéler la parole ! Ce porc s’approprie notre relique, notre révélation ! Nous avons menacé de le rosser s’il ne nous livrait pas un accès immédiat aux vérités de notre Seigneur, mais il a couru se réfugier sous la protection des Hospitaliers. Les chefs de la croisade sont en désaccord sur le devenir des reliques et la discorde rôde à travers nos campements. Il ne nous reste plus qu’à prier le Dieu pour qu’Il intervienne en notre faveur et corrige la trahison d’Agrippa.
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Père Agrippa et les Hospitaliers ont disparu. On dit qu’ils seraient en route pour le port de Jaffa et de là, pour le Saint-Siège. La parole de notre Seigneur nous a été dérobée par un homme de Dieu ! C’est certainement notre indignité et notre manque de foi que nous payons ainsi. Nous le voyons de nos yeux mêmes, car les Sarrasins nous assiègent à leur tour. De loin, j’entends leurs voix païennes et leurs appels mécréants au dieu du désert. J’enfile mes mailles et mon haubert. Seul le sang lavera nos péchés et nous rendra dignes d’entendre la parole divine.
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Rome, 1527
C’est dans la nuit du 6 mai 1527 que l’Empereur Charles Quint, longue silhouette en armure dorée, traversa les faubourgs romains en direction de la basilique Saint-Pierre. Loin au-devant de lui, il entendait le feu que faisaient tomber ses lansquenets sur les résidus des troupes pontificales. Passant le Tibre, il aperçut la Garde Suisse qui prenait position face à ses hommes. « Le pape n’est plus loin », pensa-t-il.
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Un homme de stature imposante, portant un ample vêtement immaculé, observait par la fenêtre les Suisses se faire tailler en pièce.
– Votre Sainteté, nous devons faire retraite au château Saint-Ange.
Clément VII se retourna vers Wilfried, commandant de la Garde Pontificale, arborant un visage inexpressif. Il marcha jusqu’à un coffre métallique qu’il ouvrit, usant pour cela d’une clef qu’il portait à une chaîne autour du cou. À l’intérieur se trouvait un livre.
– Il y a dix ans, un moine d’Eisleben a pu consulter cet ouvrage. Ce moine est à présent sous la protection de Charles l’impie et tous deux cherchent à nous le ravir.
Impassible, Wilfried attendait, tandis que des cris résonnaient dans les étages inférieurs. Un bruit de détonation retentit.
– Commandant, vous retournerez en votre patrie chez les Confédérés. Le cacher plus longtemps ici est désormais impossible, mais jamais l’Empereur ne pensera qu’il se trouve dans les Waldstätten.
Toujours sans s’émouvoir, Wilfried reçut l’ouvrage des mains papales et l’enfourna prestement dans sa besace. La porte s’ouvrit alors devant eux et quarante-deux hommes formèrent une barrière protectrice. Arrivés devant le Tibre, Wilfried grimpa sur un cheval et galopa vers la porte Nord. Quelques lieux plus loin, il crut apercevoir l’ombre de Charles Quint dans la fumée qui s’élevait au-dessus des bombardements. Il se signa.
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Et Rome ne fut plus que pillages et viols. L’Empereur quant à lui se tenait au centre de la basilique tandis que ses lansquenets amenaient à ses pieds de nouvelles brassées de livres. Un moine, capuche baissée, les passait lentement en revue. Une heure passa ainsi. Le silence gagnait la nef car les lansquenets revenaient bredouilles et le pillage s’éloignait. Le moine finit par s’exclamer : « Il n’est pas ici ! » Les sourcils de l’Empereur s’arquèrent et ses phalanges se serrèrent.
Quatre siècles, neuf décennies et trois années passèrent. Wilfried ne revint jamais à Rome.
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Olten, 2020
Grand-papa Tommy est décédé. Un accident malheureux, impliquant un Escape Game, une prostituée colombienne et 10 grammes de C. Grand-papa savait s’amuser. Hier, j’ai reçu un email du notaire, Maître Sapin : il y a un paquet pour moi. Un livre. Je ne comprends pourquoi il ne l’a pas transmis à mon père ; mais s’il connaissait ses petits-enfants, il ne m’aurait pas choisi. Parce que les livres, moi, je ne les touche plus depuis la fin de la fac. J’ouvre ce vieux bouquin qui a l’air bien dégueulasse. Pourquoi pas plutôt sa collection de magazines porno vintage ? Il a dû la donner à mon frère. Salaud ! J’irai fouiller ses affaires à l’occasion pour rétablir un peu de justice dans cette famille. Le livre n’est même pas en français ! Mais bizarrement, j’ai l’impression d’arriver à comprendre les premières phrases, comme si le sens des mots s’imposait, au-delà de l’encre sur lequel on l’avait figé :
« Ô fils de l’Homme, voici la vérité et la connaissance, apprends de moi les secrets éternels du sens de la vie, de l’existence et de toute chose… »
Qu’est-ce que c’est chiant ! Je referme ce livre qui me rappelle mes pires cours au lycée. Allez hop, à la poubelle, moi je pars pour Gstaad.
Adrien Faure
Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.
Photo : ©markus53
