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Tribute to G. Perec : Un monde à l’envers

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Giada Cantamessi vous propose un texte inspiré d’une nouvelle de Georges Perec parue en 1979, dont elle reprend la trame narrative : Le Voyage d’hiver. Perec met en scène un professeur de lettres, Vincent Degraël, qui découvre par hasard un texte fictif intitulé « Le voyage d’hiver ». Ce texte, signé par Hugo Vernier, emprunte des phrases à plusieurs auteurs célèbres du XIXe siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, etc.), mais a été écrit bien avant ! Ces écrivains fameux auraient-ils pillé l’œuvre de Vernier ? Pendant trente ans, Degraël mène l’enquête. En vain. Il finira dans un hôpital psychiatrique…

* * *

Cher lecteur, quelqu’un a fait glisser sous ta porte cette enveloppe que tu gardes entre tes mains. Tu t’assieds confortablement et tu commences à l’ouvrir. Ta curiosité, mon lecteur, s’accroît après avoir vu les pages pliées d’un texte écrit moitié à la machine et moitié à la main. Cette écriture désordonnée et peu soignée te dérange, mais tu décides quand-même de lui donner une chance et tu commences ta lecture.

 « Tout a commencé il y a longtemps. C’était comme ça qu’on passait nos après-midis à la campagne : ils allaient se cacher et c’était toujours à moi de les chercher. Ils savaient très bien combien la petite maison abandonnée au bord du lac m’effrayait et ils s’amusaient à se dissimuler dans ses alentours et à m’espionner quand je marchais de façon lente et hésitante vers les vieux murs en équilibre précaire de la maison. Ils se montraient toujours plus courageux que moi, mais je savais que c’était seulement une question d’âge : dans deux ou trois ans, je pourrais vivre toutes nos aventures avec un grand sourire sur mon visage et sans trembler. J’avais raison. Malheureusement, le moment  arrivé, ils ont dû déménager en ville et mes journées devinrent peu à peu terriblement ennuyantes et infinies. Chaque jour se répétait, pareil au jour d’avant et au lendemain, jusqu’au moment où je décidai d’aller explorer cette vieille maison. On s’était raconté beaucoup d’histoires fantastiques sur les possibles propriétaires qui avaient vécu là-bas, mais on n’avait jamais eu le courage d’aller vérifier nos hypothèses à l’intérieur. Dans l’ennui de ces jours, il ne me restait que ça. Un peu apeuré, je suis entré et, avec une grande surprise, j’ai découvert que l’intérieur n’avait rien à voir avec l’extérieur, vieux et décrépit. Les grandes fenêtres laissaient entrer beaucoup de lumière qui éclairait un séjour meublé dans un style très classique.

Entre une petite cheminée et le canapé, des escaliers en bois conduisaient à un grenier. La grande bibliothèque qui occupait le mur au fond, la table recouverte de cahiers et papiers faisaient penser au studio d’un écrivain. Peut-être la maison n’était-elle pas si abandonnée qu’elle en avait l’air… Je me demandais quand le propriétaire avait feuilleté ces notes sur la table ou avait consulté un des volumes poussiéreux sur l’étagère pour la dernière fois. En réalisant qu’il aurait pu revenir à tout moment, je me dépêchais de regagner la sortie mais, au dernier moment, ma curiosité l’emporta sur la peur d’être surpris à fouiner dans la maison d’un inconnu. Je suis alors retourné dans le studio et j’ai commencé à lire les notes sur la table. Bientôt, un petit cahier noir caché sous une feuille  attira mon attention. Je l’ai ouvert et, avec une grande surprise, j’ai remarqué qu’il était écrit en une langue archaïque et à la calligraphie élégante. En réalisant que le soleil avait presque entièrement disparu, je suis alors vite descendu et, ayant caché le petit cahier dans ma poche, je rentrai chez moi. Les jours suivants, je le lisais et relisais, mais je ne comprenais pas grand chose. Je suis retourné quelque fois à la maison au bord du lac, espérant y trouver quelque chose qui pourrait m’aider à déchiffrer cette écriture antique, mais sans résultat. À l’époque, je me suis donc limité à admirer la beauté de ce petit cahier en me racontant chaque jour une histoire différente, imaginée à partir de ces lettres mystérieuses.

Peut-être inconsciemment influencé par cette petite aventure de jeunesse, quelques années plus tard, je me suis retrouvé à étudier la philologie et la linguistique historique. C’est lors de cette période que je me suis souvenu du petit cahier trouvé dans la vieille maison au bord du lac. Je suis allé le chercher : il était exactement là où je l’avais laissé, une vingtaine d’années auparavant. Il n’avait pas perdu son intérêt et, bientôt, j’ai commencé à le regarder d’un œil tout aussi curieux qu’auparavant, mais avec quelques connaissances supplémentaires. Cette fois-ci, je me suis rendu compte de ce qu’il signifiait vraiment et de son importance capitale : ce n’était pas simplement le témoignage d’une langue antique. C’était beaucoup plus que ça. Non seulement cette langue était à l’origine de toutes les langues modernes, mais elle cachait une réalité linguistique absurde à nos yeux contemporains : dans cette langue originelle, il n’existait pas de mots contraires – pas d’antonymes ! C’est-à-dire qu’un terme pouvait signifier à la fois quelque chose et son contraire. Tout à coup, j’ai eu peur des conséquences d’une telle découverte. J’ai commencé à réfléchir. Peut-être y a-t-il eu, dans notre histoire humaine, un moment où on a commencé à inverser le sens des choses ?… et notre conception actuelle du monde ne serait, par conséquent, que le résultat d’un choix fait par quelqu’un, entre les deux sens opposés contenus dans le même mot ? Cela ne causerait certainement pas de problèmes si l’on intervertissait, en parlant des mythes antiques, à un certain moment, les termes « froid » et « chaud », ou « grand » et « petit ». Mais qu’est-ce que cela signifierait d’avoir mal interprété des notions à la base de notre société et de notre morale ? Les vieilles légendes, les textes philosophiques ou religieux qui parlaient de « bien », de « mal », d’« enfer », de « paradis »… comment cela changerait-il notre imaginaire si, tout à coup, on réalisait que ce qui était considéré comme « bien » était en réalité un « mal »… ou vice-versa ? J’ai senti que je devais chercher à remonter jusqu’à ce moment crucial où le sens des mots s’est  dédoublé en antonymes. Je devais m’assurer qu’on n’avait pas, jusque-là, vécu dans un monde à l’envers.

Je suis donc retourné dans la vieille maison au bord du lac, là où j’avais trouvé le cahier, pour pouvoir approfondir mes recherches. J’étais déterminé à en savoir plus, mais malheureusement, quand je suis arrivé sur place, on m’a tout de suite arrêté et enfermé ici. Ttu es le seul à pouvoir continuer cette recherche et à remonter aux textes plus vieux pour en vérifier la bonne transmission. »

Après cette lecture, tu es perplexe mais, malgré la stupeur face à ce que tu viens de lire, tu comprends que tu dois au moins essayer de sauver le travail auquel un homme a dédié presque toute sa vie.

Le lendemain, tu pars et tu trouves facilement la clairière où les jeunes gens jouaient à cache-cache. Mais, au bord du lac, il n’y a pas la moindre trace de la petite maison abandonnée. Un plus grand bâtiment semble la replacer. Tu t’approches et, sur le panneau accroché à l’entrée, tu lis :

« ASILE PSYCHIATRIQUE »

Giada Cantamessi

Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © blende12

La Pépinière

« Il faut cultiver notre jardin », disait le Candide de Voltaire. La Pépinière fait sienne cette philosophie et la renverse. Soucieuse de biodiversité, elle défend un environnent riche, où nature et culture deviendraient synonymes. Des planches d’une scènes aux mots d’une page, des salles obscures aux salles de concert, nous vous emmenons à la découverte de la culture genevoise et régionale. Critiques, reportages, rencontres, la Pépinière fait péter les barrières. Avec un mot d’ordre : jardinez votre culture !

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