Les réverbères : arts vivants

Trois sœurs au Caire : la fabrique d’une pièce

Pour la deuxième saison, dans le cadre d’un partenariat, la Pépinière produira des reportages sur les créations programmées au Théâtre Saint-Gervais afin de documenter les méthodes de travail des artistes.

Au Théâtre St-Gervais, on posera ses valises au Caire, du 30 mai au 4 juin. Dans Trois sœurs au Caire, on oscillera entre souvenirs d’Anton Tchekhov et troubles géopolitiques contemporains. Sous la houlette du metteur en scène Philippe Macasdar, immersion dans une répétition juste avant la première.

Tout commence par un salon cosy. Le genre de salon où on aurait envie de se pelotonner, si on était du genre à briser le quatrième mur pour monter sur les planches. On y admire le moindre détail – sobre et d’une authenticité touchante… troublante ? Un buffet ancien, bois massif et bouquet sec dans un vase élégant, petite lampe posée dessus. Un sofa confortable, envahi de piles de livres. Deux tapis qui se chevauchent. Une grande table ovale, cinq chaises. Nous sommes au Caire, janvier 2011, dans la pension « Au trois sœurs » – et pourtant, ce salon paraît hors du temps, son apparente simplicité suggérant d’autres lieux, d’autres époques, d’autres imaginaires que ce Caire contemporain… Il y flotte le fantôme du dramaturge Anton Tchekhov (qu’on devine, d’ailleurs, parmi les photos dispersées sur le plateau).

Que fait donc Tchekhov au Caire… et en 2011 ?! Tout – car il est le point de rencontre, le centre de gravité des quatre protagonistes du récit : Vera, l’arrière-arrière-petite-nièce du dramaturge ; Olga, la tenancière de la pension ; Anna et Yvan, qui y logent. Sur fond de révolutions (qu’elles soient russes ou printemps arabe), entre souvenirs tchekhoviens et ouvertures des possibles, tout ce petit monde va tisser son histoire…

Mais ça, nous le découvrirons plus tard.

Fil(age) d’Ariane : de l’art des notes

Une semaine avant la première, on sent la fébrilité dans l’air. L’heure est aux filages, à la prise de possession de l’espace, du décor, des lumières… de la densité sonore et spatiale. Avant toute chose, apprivoiser les limites de la pension « Au trois sœurs », qui se déploie sur un plateau ouvert au maximum, dépourvu de coulisses, et où les seules limites sont les murs, peints en noir, du théâtre. À travers sa mise en scène, Philippe Macasdar envisage l’espace dans son plus vaste déploiement. Un couloir qui mène aux coulisses devient l’arrière-fond de la pension, on y aperçoit quelques néons colorés clignoter au plafond.

Avant de filer la pièce, l’heure est à la réunion façon état-major.

Autour de la table, le metteur en scène et ses quatre comédien·ne·s (Bernard Escalon, Dominique Favre-Bulle, Alexandra Marcos et Nanda Mohammad) ont pris place. Debriefing, texte en main, du filage précédent : on reprend les scènes une par une, avec comme boussole les notes prises par Philippe Macasdar. Il s’agit de commenter un geste, un regard, une expression du visage, une intention. « Quand tu fais ça, voilà l’effet attendu… » « Ici, il faudrait que… » « Ce qu’on tâche d’exprimer… » Le metteur en scène donne ses indications, rectifie, appuie, améliore, réfléchit. Les notes deviennent le fil d’Ariane de la réunion, celui qui permet de ne pas se perdre, de retrouver ce qu’il faut conserver – ou de transformer, avant de débuter le filage du jour. C’est un peu comme évoluer dans un labyrinthe, en y cherchant toujours l’itinéraire le plus efficient.

Lumière(s) sur l’interprétation

Relativement statique, cette réunion autour des notes reçoit néanmoins un habillage intéressant – qui suggère l’étendue des possibles qui s’y déploient. C’est, d’abord, l’ambiance sonore discrète : en sourdine, derrière le ronronnement de la conversation, la scénographe Carole Favre s’affaire à peaufiner le décor. Elle agrafe les tapis pour qu’ils ne glissent pas (tchak ! tchak !, fait l’agrafeuse), dispose un sac en macramé à une patère, rectifie l’orientation du vase… avant de vérifier les accessoires à l’intérieur du buffet. Des gestes nécessaires au bon fonctionnement du décor, certes – mais qui concourent également à transformer le plateau en véritable lieu vivant.

Ce sont, ensuite, le va-et-vient incessant des lumières dont Dominique Dardant teste la couleur, l’éclat, la densité. La lecture des notes prend ainsi des allures changeantes, à mesure que des éclats jaunes et violets s’y mêlent, qu’un éclairage blanc dévale des hauteurs vertigineuses des projecteurs, ou que la petite lampe du buffet s’allume – presque comme si un fantôme venait d’en actionner l’interrupteur. Celui de Tchekhov, peut-être ? Le jeu des lumières complète, à sa manière, ce qui se joue entre la troupe et son metteur en scène, l’habille, le redouble ou le contredit.

Une sorte d’interprétation, en somme, qui fait totalement écho à ce qui émerge de la lecture des notes. Car il apparaît rapidement que répéter, c’est avant tout interpréter – et que sur ce point précis, tout le monde n’est pas toujours d’accord. Ainsi, à la lecture des notes, des avis divergents émergent : on débat  autour  des intentions associées à tel ou tel personnage, sur la posture, l’attitude ou les interactions qu’on en attend au fil des scènes. Les egos s’entrechoquent, le débit de la conversation augmente… jusqu’à ce que la négociation prenne le relais : car après tout, répéter, c’est aussi se mettre d’accord sur la voie commune que l’interprétation de la pièce prendra.

Une voie que l’on découvrira dans Trois sœurs au Caire du 30 mai au 4 juin, et qui donnera à l’œuvre de Tchekhov une voix nouvelle.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Trois sœurs au Caire, de Philippe Macasdar  (avec la collaboration de Nanda Mohammad), du 30 mai au 4 juin 2023 au Théâtre St-Gervais.

Mise en scène : Philippe Macasdar

Avec Bernard Escalon, Dominique Favre-Bulle, Alexandra Marcos et Nanda Mohammad

https://saintgervais.ch/spectacle/trois-soeurs-au-caire/

Photo : © Philippe Macasdar

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *