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D’après photo : deux textes de Céline Moioli

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Céline Moioli qui prend la plume. Elle vous propose deux textes, écrits d’après photographie. Nous vous invitons à imaginer les images qui ont inspiré ses mots… Bonne lecture !

* * *

Tant va la cruche

Je me suis perdue dans un livre l’autre jour. Il était semé de photographies prises par son auteur. La lecture était éprouvante. J’étais dans une peine continuelle, à la recherche du moindre sens que je pouvais déterrer parmi les phrases tortueuses du récit, quand soudain, je tombai nez à nez avec un homme. Son torse nu happa mes yeux, puis mon regard se projeta vers l’arrière-plan – un champ, des arbres, le ciel.

D’un geste à la fois tendre et robuste, il incline à sa bouche une vieille tasse de porcelaine usée par le temps. Usée par les lèvres, celles du paysan, qui multiplient leurs empreintes à travers les jours, les saisons, les années de labeur sur cette petite tasse qui peine à les satisfaire. Un chapeau de paille protège la tête du travailleur, compagnon du soleil et associé de la pluie.

L’homme doit avoir chaud, ou bien est-ce le photographe ?

Son geste semble être le fruit d’une pose demandée par le photographe. Était-ce un : « Mets ton bras sur ta taille… oui tu peux t’agripper à ta ceinture. Bois maintenant. Non ! écarte ton bras droit… Non ! vers l’extérieur, sinon il masque tes pect… ton torse… ». Ou alors le modèle se disait-il timidement : « Je vais me tenir comme ça, les bras sur la taille. C’est ce que font les gens quand ils sont photographiés d’habitude… je crois. Il m’a dit de faire un geste mais je sais pas trop quoi. Bon. Je bois juste une gorgée d’eau et je verrai bien ce que je ferai. »

CLIC

C’est une photo d’homme à homme, dans l’espace intime et simple du paysan. En me projetant à travers l’objectif jusque dans l’œil du photographe, je reconnais un regard qui veut affirmer plus qu’un « j’aime ton corps », « je le voudrais auprès du mien ». J’y vois la résolution héroïque d’un homme qui se sent capable, enfin, de montrer l’immontrable – le désir. « J’ai le droit de te regarder parce que tu me l’as donné et personne au monde ne pourra rien y faire ». Le cœur brulant à travers les monceaux de paille, le photographe est conscient de l’interdit, le paysan a conscience du regard posé sur lui et moi je suis émue par ce monde qui me semble déjà si ancien, ou l’amour avait deux sexes, un il et une elle, tous deux bien définis.

*
Le rôle

C’est une photographie d’un genre étrange, une lubie d’artiste peut-être ? Elle semble prise sur le tournage d’un film. Durant la pause, le moment de repos permet à l’acteur d’enfin s’adosser à la chaise longue de l’arrière-cour, épuisé par son rôle ecclésiastique.

Son nez porte une paire de Ray-Ban décadente, il tient une cigarette fumante entre ses deux doigts et des savates rouge vermeil aux pieds. Sur sa main gauche brille une grosse goutte d’or qui embrasse son majeur. La soutane est éclatante de blancheur, passementée de fils d’or formant des rosaces qui ornent la boutonnière sur toute sa longueur, du col jusqu’au sol. Les deux pompons de l’étole cascadent du haut de son genou, comme deux petits fouets d’or. Son front est protégé par un large chapeau d’une couleur aussi virginale que celle de sa tenue. Je détaille ainsi cette image dans ma tête pour mieux la comprendre mais je ne parviens pas à me faire une idée précise des circonstances choisies par le ou la photographe. Peut-être que si je me fie à mon imagination, je trouverai les clés du mystère. Mes hypothèses se bousculent face à cette photo qui a quelque chose d’oxymorique, mais à la fois, bizarrement, de pas si incongru. Est-ce vraiment étonnant de voir un homme d’église bafouer son rôle ? Ou la surprise émane-t-elle de l’acteur qui se désincarne de son rôle sans pour autant se dévêtir de celui-ci ?

Il se disait certainement quelque chose, cet homme. Supposons qu’il récitait mentalement les dernières lignes de son nouveau rôle, apprises par cœur à la lueur éblouissante de la lampe articulée posée sur le bureau de sa chambre d’hôtel, la veille, à minuit passé. On comprendrait mieux sa mine déconfite et le besoin de nicotine qui faisait battre ses tempes. Le temps de la pause était nécessaire. Imaginons autre chose. Et si cet homme était véritablement un religieux ? Il ne verrait pas, en ce monde, une autre personne plus à même de juger son comportement que lui-même. Il pourrait être le seul représentant de son diocèse dans cette petite bourgade reculée, La Feuillée, blottie au fin fond du Finistère, où il aurait été envoyé il y a quelques mois, à la mort de l’ancien curé. Ce jour-là, c’était le premier jour de beau temps depuis son arrivée. Il s’est dit que là-haut, on ne lui en voudrait pas trop de fêter ça par quelques petites bouffées.

Cécile Moioli

Photos : © markusspiske ; pour le premier texte, on consultera cette page.

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