Les réverbères : arts vivants

Une caresse avec le poing

Le Théâtre Forum Meyrin, désormais géré par le service culturel de Meyrin, a été à son tour submergé par la vague d’énergie, de jeunesse, de violence et de sensibilité qui se dégage du spectacle La Tendresse remarquablement interprété par des acteur·ice·s qui interrogent avec brio les codes et la construction des masculinités.

Iels sont jeunes. Se réunissent dans un obscur tiers-lieu marseillais pour parler du jeu amoureux, d’identité de genre et d’orientation sexuelle. Iels dansent, rappent, chantent, pleurent, se vannent, s’indignent, se disputent et s’aiment. Iels sont minces, musclés, enrobés, machos, black-blanc-beur. Un collectif arc-en-ciel. Brut, tendre et joyeux. Soleil sur le Prado.

À tour de rôle, chacun·e se confie. Il y a – chemise ouverte sur pectoraux saillants – le macho plus attachant qu’il n’y paraît d’emblée. À côté, un homosexuel qui s’assume. Plus loin, celui qui se nourrit de films hollywoodiens pour rêver plus grand. Puis l’autre qui – engoncé dans un corps trop présent – est toujours puceau. Et ce travesti qui ne veut pas être autre chose qu’un homme mais qui est répugné par l’animal violeur masculin. Sans omettre cet incroyable danseur de break-hip-hop qui, défiant les lois de la pesanteur, nous parle du miracle d’être père.

Et au milieu de cette cacophonie pulsionnelle de testostérone, il y a une seule jeune femme. D’abord encapuchonnée, perdue au milieu du groupe, elle s’en détache ensuite pour rayonner entre danses saccadées, coups de gueule féministes et affirmation de soi. Pourquoi une femme et six hommes ? Parce que le spectacle a comme fil rouge le témoignage de garçons qui tentent d’échapper aux déterminismes du patriarcat en s’interrogeant sur le devenir de la virilité. On évite ainsi à bon escient l’écueil d’une construction narrative politiquement correct du Zeitgeist actuel qui, pour se donner bonne conscience, s’embourberait dans un dogme néo-féministe poli de novlangue écologico-moralisante.

D’emblée, avant même que les lumières ne s’éteignent, une bande organisée de jeunes débarque ainsi sur le plateau. Aussitôt, elle prend d’assaut le public dans un désormais célèbre rap éponyme qui déborde dans la salle. C’est le point de départ : une culture faite de foot, de violence, de grosses voitures qui roulent vite, de filles-objets, d’armes et de drogue. Le décor est posé, on vient de là, nous autres les couillus : Nique ta mère sur la Canebière, nique tes morts sur le Vieux-Port[1]

On est soufflé par l’énergie fracassante qui se dégage de la Team. Ceci d’autant plus que, très vite à nouveau, le propos prend un virage sur les jantes de la Clio en questionnant ces clichés masculins dans un dialogue collectif où les avis s’affrontent pour peu à peu laisser tomber les armures de la misogynie. Chaque personne, à l’image du cercle de hip-hop, va à tour de rôle prendre le centre de la scène pour révéler une partie intime dans sa quête de soi. Entre paroles, musiques et danses, dans un rythme génial, la Bande nous offre alors un kaléidoscope fabuleux de variations et de réflexions sur les mille et une façons de s’exprimer avec son corps et son âme pour trouver son identité entre amour et sexe.

Wesh, tu veux pas la guerre mais pourquoi tu allumes la mèche (mèche, mèche) ? Bien sûr, il y a la colère comme point de départ. Ces jeunes-là ont bien des raisons d’être vénères contre les diktats binaires de leurs aïeuls. Alors iels remettent tout en question. À commencer par eux-mêmes. Et cela fait un bien fou. Dans un barouf extraordinaire, iels inventent des horizons qui les libèrent des injonctions débiles d’une pseudo-virilité surannée. Le plateau se transforme alors en place du Tout-Monde de demain où les corps explosent d’une poésie transgressive, inouïe et salutaire. Ce feu d’artifice nourri de fureur et de pudeur nous saisit sauvagement pour convoquer en nous la plus belle des perspectives, celle qui consiste à faire fleurir, sur le purin de l’histoire, l’humanité de l’homme.

Dans cet emballement scénique survolté, tous les tabous y passent : l’héritage masculin, l’effroi des guerres, la vague #metoo, la banalisation du porno, les excès du féminisme, le génocide des viols, le discours des bobos, les rapports de race et de classe, les techniques de drague, les nouvelles sexualités, la fragilité des mâles, la quête du mec bien, la paternité enfin apaisée.

Au final, on comprend que cette bande organisée incanalisable a enfanté le plus beau des espoirs : réenchanter le monde en réconciliant les genres avec l’arme de la tendresse. C’est le rêve éveillé des utopies de nos jeunesses. Celles qu’on réalise parce qu’on ne savait pas qu’elles étaient impossibles. Nique ton père sur la Canebière, nique les vieux nous on fera mieux. Oui, soleil sur le Prado. Un nouveau monde s’est levé.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

La Tendresse, au Théâtre Forum Meyrin, jeudi 29 février et vendredi 1er mars 2024. Puis en tournée jusqu’à l’été, voir les dates sur le site de la Cie des Cambrioleurs

Conception et mise en scène : Julie Berès

Avec Junior Bosila Banya, Natan Bouzy, Naso Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner et Mohamed Seddiki

Photos : © Axelle de Russé

Teaser du spectacle : https://www.youtube.com/watch?v=8tBToKZxquU&t=152s

[1] Les citations en italique sont tirées des paroles de la chanson « Bande organisée » de Jul, SCH, Kofs, Naps, Soso Maness, Elams, Solda et Houari.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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