Une femme qui se rêve l’égale d’un homme manque d’ambition
On dit parfois d’Alexander Zeldin que c’est le Ken Loach du théâtre. Cette filiation n’est de loin pas usurpée, tant son dernier opus, The confessions, est un spectacle puissant à travers l’itinéraire d’Alice, une femme née dans les années 1930 et qui refuse les conventions pour trouver son propre chemin d’émancipation, quitte à le payer très cher. Jusqu’au 12 novembre dernier, cette chronique sociale était au programme de l’étincelante saison de la Comédie de Genève.
Comme si elle était une spectatrice un peu perdue, elle arrive, petite, menue, presque timide, sur le bord du plateau alors que les lumières de la salle sont encore allumées. Et elle commence à raconter. Confession païenne d’une femme ordinaire, qui a refusé le prédéterminisme de son époque. Elle, c’est Alice, qu’on découvre donc d’abord en vieille femme puis, de l’autre côté du rideau, en jeune fille en fleurs – façon Marilyn – promise à un beau mariage avec Graham.
Nous sommes dans les années 50, quelque part dans une Australie corsetée par l’omnipotence patriarcale. Décorum et robes corolle de circonstance. Les filles attendent les garçons au bal de la marine. Graham revient de l’armée et a fait d’Alice sa cible. Ça tombe bien, elle n’a pas réussi le concours d’entrée à l’université. Alors elle sera femme au foyer sur les conseils de sa propre mère qui recherche la sécurité pour sa fille. Le père d’Alice a beau lui dire de croire en elle, celui-ci est renvoyé par sa marâtre s’occuper du jardin puisqu’il n’a jamais réussi à gagner sa vie avec sa peinture. Or le père d’Alice a un rêve : aller en Europe et visiter une exposition Jean-Antoine Watteau, son artiste préféré. Rêve qu’il vivra par procuration grâce à Alice. Mais n’allons pas trop vite.
Les lumières s’éteignent doucement dans la salle. On entre dans l’histoire. Alice et Graham se marient comme il se doit. Chez ces gens-là et à cette époque-là, Monsieur, il y a des obligations qui prennent le pas sur les sentiments amoureux. Un peu de sérieux dans les convenances, diantre. Alice s’enferme alors très vite dans son rôle stéréotypé d’épouse, qui convient d’abord fort bien à la rigidité de son despote de mari. Celui-ci supporte d’ailleurs très mal qu’elle sorte des clous, comme lorsqu’elle ose se lâcher sur une petite danse de fin de soirée entre amis. Premières frictions. Et le temps passe.
Le devoir conjugal se rappelle à Alice. Il faut procréer. Et là, le bât blesse plus profondément. L’enfant ne vient pas. Graham est de plus en plus agacé que les choses ne se passent pas comme prévu. Déjà que ses pantoufles et son cocktail ne sont pas toujours prêts lorsqu’il rentre à la maison. Crise du couple, noms d’oiseaux et violence conjugale. Alors Alice fait ce truc dingue pour l’époque : elle se rebelle. Puisqu’il l’enferme et la disqualifie, elle le quitte. Graham s’effondre en pleurs comme un petit enfant. On voit où est la force. Ave Antigone.
Alice se donne ainsi une chance que les autres n’ont pas voulu lui offrir. Elle reprend des études universitaires en littérature et histoire de l’art. Et elle y arrive. Tombe même amoureuse d’un prof de poésie dont elle fait son éphémère amant. Et le temps passe.
Diplômée, elle retrouve ses deux amies d’enfance, l’une vivant la révolution sociétale des années 60 (vie en communauté, libération sexuelle et procès du mâle réactionnaire), l’autre restant dans la tradition (elle finira d’ailleurs par épouser Graham). Alice prend confiance en elle. Elle rencontre un écrivain qui a une petite renommée, lui fait confiance. Trop vite. Celui-ci lui promet de l’emmener voir un grand peintre dans son atelier, du côté de Melbourne. Elle repense à son père et y va. Mais là-bas, dans la froideur d’une salle de bains, contre une baignoire, elle se fait violer par l’écrivaillon à succès, sous la chape de plomb du silence complice de l’artiste.
À terre, déchirée, Alice se relève, part en Europe (l’Italie, l’Angleterre) et se rêve assistante sociale. Elle règle ses comptes avec sa mère (le fossé infranchissable des générations), recroise ses amies (trois enfants, l’alcool et on finit quand même par se ranger) et confronte même son agresseur maintenant que la vie l’a rendue plus forte, capable de dire non. Sans l’humilier, dans une juxtaposition des époques entre la vieille et la jeune Alice, elle lui donnera une leçon de dignité. Et le temps passe.
Pour continuer à se cultiver et s’émanciper, elle fréquente les bibliothèques londoniennes. Elle y rencontre Jacob, qui pourrait être son père et qui devient son ami avant d’être son amant puis le père de leurs deux enfants. Jacob, c’est celui qu’on n’attendait pas. Même lui ne s’attendait pas à ce que la vie le place dans la lumière de l’amour. Jacob, c’est un crépuscule enfin apaisant et apaisé, au moment où l’Alice jeune repasse le témoin à la vieille femme du début du spectacle.
Voilà. Le temps a passé. Il a permis l’écriture de cette chronique de l’évolution sociétale racontée au prisme de l’émancipation d’une femme. Alexander Zeldin nous apprend qu’il s’agit d’une adaptation libre de l’histoire de sa mère. Donc, de la sienne. Mais cela pourrait être tellement de femmes… Il n’y a pas tant de Jacob que cela. Et encore trop de Graham. Un des multiples talents de cet auteur est de raconter nos vies avec une immense force de résonance. Et il n’en est pas à son coup d’essai, le public qui a eu la chance d’assister à ses deux précédents spectacles à la Comédie le sait bien. Zeldin a cette capacité de saisir le pouls de la vie avec une simplicité qui n’a d’égal que sa puissance.
L’idée de la vieille Alice qui regarde sa vie d’avant en est l’exemple le plus frappant, car il ouvre un immense champ créatif théâtral. Nul besoin d’artifice ou d’autres étayages sonores ou imagés, non : juste un rideau comme un jeu d’enfant. D’un côté, je suis vieille, de l’autre jeune. Et dans les plis du rouge tissu, la vie passe, avec ses joies et ses drames. Chacun-e essaie de faire avec ce qu’il est, il n’y a pas de bons ou de méchants, seuls quelques humains perdus dans une époque qui accélère jusqu’au vertige. Il y a du Tarkovsky dans cette manière brute de raconter un quotidien ou les petits traumas brisent les êtres autant que les grands Traumas des guerres. Mais il y aussi ce sacré humour anglais créant des respirations dans le drame. Et une dynamique scénographique à la Michalik qui allège encore l’ensemble. Ici, dans une mise en abyme avec le sens profond du propos, tout est avoué, les intentions comme les changements de décor : on amène un lit, un frigo, des tapis et même une baignoire. Le décor est tourné à vue par les techniciens qui aident en direct aux changements de costumes des formidables comédien-nes. Pas de faux-semblants. On ne s’embarrasse plus avec ces conventions qui nous enferment. Que cela soit dit et montré.
La vie d’Alice est la vie de toutes ces héroïnes ordinaires qui ont traversé la vie comme un champ de bataille. Elles ont pris des coups mais, même au plus sombre du sordide, n’ont jamais renoncé à croire possible un horizon plus lumineux, digne et juste. Ce faisant, Alexander Zeldin continue de dépeindre d’une manière réaliste, intense et désespérément optimiste, le tableau social des rapports sociaux de classe, de genre et de sexe. Avec The Confessions, il nous propose une pièce de théâtre totalement maîtrisée dans sa forme et son fond et dont l’histoire singulière et intime résonne de manière universelle. « Honorer les vies simples » dit-il.
À la fin reste sur le plateau une femme qui affronté l’existence comme un marin la tempête. « On n’apprend pas à tenir la barre par temps calme », semble nous dire celle-ci. Une femme qui pourrait être notre mère, notre compagne, notre sœur. Une femme emblématique face à la violence des hommes et du monde. Une femme qui a su apprendre de la beauté de ses cicatrices. Une femme qui a su se réconcilier avec elle-même et du coup avec les autres… Une femme qui arrivera peut-être même à pardonner. Ainsi, grâce à l’humanité du propos et l’honnêteté avec laquelle il la traite, Zeldin touche au coeur de nos âmes blessées. C’est si rare. Au théâtre comme dans la vie.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
The Confessions, d’Alexander Zeldin du 8 au 12 novembre à la Comédie de Genève.
Mise en scène : Alexander Zeldin
Avec Joe Bannister, Amelda Brown, Jerry Killick, Lilit Lesser, Brian Lipson, Eryn Jean Norvill, Pamela Rabe, Gabrielle Scawthorn, Yasser Zadeh
Photos : © Christophe Raynaud de Lage
Note : Le titre de l’article est une citation attribuée à Marylin Monroe