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Une Heure Juste Avant Le Ciel : Au Cirque Starlight

Le cirque Starlight, fondé en 1987 par Heinrich et Jocelyne Gasser revient cette année avec une nouvelle création à propos de…moi. Mis en scène par leur fils Christopher, ce spectacle explore cette étrange réalité d’être quelqu’un, un moi, dans le monde. De l’Arena Gasser à Starlight, en passant par le cirque Olympia, la dynastie Gasser a traversé le temps. C’est en tant que « cirque contemporain » que se présente aujourd’hui la famille ; un cirque sans animaux qui s’essaye à de nouvelles approches tout en gardant un profond respect pour son histoire et ses traditions.

Après les avoir vues vêtues de soir et d’étoiles sur scène, je reviens à l’aube sur la place de Plainpalais (Genève) pour rencontrer trois artistes (Sylvie Amadio, musicienne, Jessica Gasser, acrobate, et Jocelyne Gasser, directrice).  

C’est un matin froid du mois d’avril, à ne pas se découvrir d’un fil. Le vent souffle, fort et violent, dans les toiles du chapiteau. Le cirque dort. C’est un calme d’avant et d’après-tempête. Un moment suspendu qui rêve, peut-être déjà, de tourbillon et d’éclat. De lumières et de paillettes, du son que fait le public. Le cirque endormi, la magie veille. Elle est là, et partout, dans cette nuit matinale et glacée.

La fenêtre d’une roulotte s’allume. Jessica Gasser nous a donné rendez-vous, Jocelyne Gasser, Sylvie Amadio et moi-même, chez elle. Nous nous installons autour d’une table pendant que notre hôte nous propose des variétés de thés. Je grelotte encore — quand je dis qu’il fait froid, il fait froid. Le thé, c’est une très bonne idée.

Spontanément, nous nous mettons à parler du temps. Jocelyne a passé sa nuit à rester sur ses gardes ; on ne sait jamais. Est-ce que c’est dangereux pour le chapiteau, un vent fort comme celui-ci ?

– Non, ça ira. Il faut vraiment des belles bourrasques pour annuler ou interrompre le spectacle. Jusqu’à 80 kilomètres/heures, il n’y a pas de soucis.

Jocelyne m’explique, gestes à l’appui, comment le vent peut infiltrer le chapiteau par-dessous, le soulever et briser le mât.

– C’est un peu comme ça que tu as rencontré papa, intervient Jessica.

Ah ?

Loin derrière dans le temps, un vent violent (face auquel celui d’aujourd’hui n’est rien) avait soufflé dans les toiles en tissus du cirque Olympia et l’avait renversé. Ils n’avaient plus de chapiteau. Plus de chapiteau, plus de vie. Tout le village s’était alors cotisé pour soutenir la famille Gasser. Jocelyne avait douze ans. Dernièrement, elle avait retrouvé un registre tenu par Suzana, sa belle-mère, et qui répertoriait les noms de toutes celles et ceux qui avaient aidé à redresser le cirque. Sur le registre figurait aussi son nom ; elle avait donné cinq francs.

Cette année-là, par solidarité, on leur permit d’occuper la salle des fêtes durant un mois. Ce n’était plus le cirque qui traversait le canton, mais le canton qui allait vers le cirque. Et elle avait rencontré Heinrich Gasser, et la suite on la connait. Quelques années plus tard elle serait sur la piste, entre les couteaux. Puis, encore après, il y avait eu les enfants, Starlight, l’école de cirque, et ce matin à Plainpalais. Tout ça pour un coup de vent.

Je comprends très vite que la discussion prendra des libertés artistiques, circassiennes. Ne voulant pas restreindre ces envolées trans-conversationnelles, je me résous à mettre de côté mes notes et mon carnet. Peu importe du sens qu’il faudra ensuite reconstruire face au papier. C’est aussi ça, la rencontre ; partir d’un moi préétabli et tout reconsidérer ensuite, quand l’autre intervient. Allons-y comme ça. Nous rions même, tout au long de l’entrevue, à ce sujet. En m’imaginant comme ce personnage du spectacle ; ce maître loyal sombre et anxieux qui cherche à faire du sens dans un tas de feuilles blanches.

Très vite dans la discussion, je me mets à tutoyer Jocelyne (que je vouvoyais jusqu’ici). Ça ne la dérange pas j’espère ? Ça m’est venu spontanément…même si dans mon carnet toutes les questions pour toi sont en « vous ». La magie du direct.

Parlons de cette grande famille recomposée qu’est Starlight, de comment chacun y a son rôle et sa place. De comment chacun nourrit le groupe de son unicité, son expérience individuelle. Communiquer n’est pas toujours facile ; certains viennent du Japon, de Mongolie, du Mexique…de Suisse allemande (!!!). On utilise l’alternative de l’anglais, plus ou moins bien compris ou parlé. Des gestes. On se débrouille. Voilà, c’est ça, on se débrouille. Un cirque, c’est aussi la cohabitation de cultures, la difficulté à trouver une entente dans des regards différents posés sur le monde. Pourtant ça tient, comme le chapiteau contre le vent. Le cirque, c’est l’art de faire tenir les choses ; de les faire tenir ensemble. Le cirque c’est coudre un spectacle avec des matières différentes. Les têtes dépassent, de partout. Et au cirque, on aime ça, les têtes qui dépassent. Le cirque, c’est un endroit où l’on va pour dire d’où l’on vient.

Jessica Gasser, elle, est peut-être née dans les airs. Elle ne saurait pas dire si elle avait choisi le cirque ou si le cirque l’avait choisie, à l’origine. Elle sait qu’elle y est née, que depuis toute petite elle monte dans les airs. Qu’elle aurait pu ne pas aimer, qu’elle a aimé.

Ce terme — monter dans les airs — interpelle sa mère qui raconte :

– C’est vrai que… ce que t’as peut-être oublié c’est que la première fois que t’es montée dans les airs, tu étais encore en Pampers.

– Ah oui, sur une échelle sur la tête de mon papa, se souvient Jessica.

Une échelle ? Jocelyne poursuit :

– Oui. Ça s’appelle perche. Dans le temps ils mettaient une perche sur le front, et puis Heinrich il était même allé plus loin : il avait mis une perche entre ses dents et Jessica grimpait. Alors, la première fois, en Pampers, c’était naturellement pas encore celui-là, mais il avait fait une petite échelle large comme ça (elle montre l’équivalent en taille d’une petite échelle) puis elle montait l’échelle, elle allait jusqu’en haut, compliments, tada, et elle redescendait.

Je me demande toujours ce qu’il se passe dans la tête d’un artiste, d’un acrobate. Son ombre multipliée sur le plafond de toile, sa lutte perpétuelle entre le sol et les airs, toujours à une seconde du danger. Fragile. Que se dit-on ? Rien, affirme Jessica. Si elle pense à quelque chose, alors elle n’est pas dans l’instant. Elle est ailleurs. C’est un danger, ne pas être là. Pour suggérer l’ailleurs, justement, il faut s’ancrer dans l’action. Faire.

Je me demande ce qu’elle voit, comment ça sonne à ses oreilles, quelles couleurs virevoltent par éclairs. Mais je ne saurai pas. Ça appartient au silence, au moment précis des élévations.

Et Sylvie ? Sylvie écoute, beaucoup. Parle peu. C’est une musicienne, rappelons-le.

Le cirque, comme je le disais précédemment, c’est une vie de vies. Un lieu où tous les sens convergent, tous les horizons. Sylvie a choisi la musique au détriment d’une école de polytechnique lausannoise. Elle ne regrette pas. Sur scène, elle incarne la musique, le monde qui tourne, et tourne encore. Bienveillante et impassible, elle épaule les présences de la piste sans rien leur dire. Sans même leur indiquer une voie. Elle joue, et cela veut tout dire je crois. Elle continue à jouer en dépit du ciel ou du sol, du moi et des autres, en dépit de tout. Elle continue à jouer.

La vie au cirque a changé au fil des générations. Jocelyne se rappelle les journées chargées, de tout ce qu’il fallait faire pour une heure d’étoiles. Elle dormait peu, peut-être quatre heures par nuit (je me dis que mon concept de rencontres matinales lui a rappelé de bons souvenirs). C’était une époque de grandes tournées et petites résidences. Le jour même, on arrivait sur place, montait le cirque, faisait sa publicité dans les villages aux alentours, on jouait et le soir on démontait. C’était une autre vie (rien de réactionnaire dans ces propos). C’était différent, c’est tout. Jocelyne faisait la billetterie, la distribution de flyers, elle conduisait. Un jour, elle avait vendu les derniers billets à quelques secondes de son entrée en scène. Elle avait jeté ses sabots, était entrée par le public et avait improvisé quelque chose pour faire venir les artistes qui l’attendaient, eux, de l’autre côté du rideau.

Le jour se lève. Enfin, il s’est levé. Et maintenant il fait bleu derrière les rideaux de la roulotte. La nuit est passée, déjà. Il reste peu de temps.

On évoque la suite, les projets dans l’immédiat, le futur. On parle de la vie derrière le cirque, le cirque derrière la vie, du spectacle. Tous les spectacles pourraient s’appeler moi. Tout le monde pourrait s’appeler moi. Tout pourrait être moi, toujours, partout. Être soi, au service du collectif, et naître dans un regard public qui fait, de soi et du reste, son moi. Se retrouver au travers de choses étrangères, inconnues, invisibles. Se retrouver, revenir à soi comme par boucles. Par cercles. Au fond, tous les cirques pourraient s’appeler moi.

Luca Leone

Pour venir voir moi (enfin, pas me voir moi…venir voir la nouvelle création de Starlight), il se jouera ce soir à Fribourg, Place de la Poya, et jusqu’au 30 avril. La tournée se poursuivra ensuite à La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Yverdon, La-Tour-de-Peilz, Sierre, Monthey, Martigny, Prilly et Renens). Infos et réservations sur https://2023.cirquestarlight.ch.

Photo : © Stemutz

Luca Leone

Luca Leone est un artiste genevois, à la fois auteur, compositeur, interprète, mais aussi comédien et metteur en scène. Il explore ici des alternatives à l’approche journalistique en proposant de rencontrer des artistes le matin tôt, juste avant l’aube.

Une réflexion sur “Une Heure Juste Avant Le Ciel : Au Cirque Starlight

  • LEONE Dominique

    Toujours aussi intéressant et bien rédigé bravo

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